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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"A qui n'a jamais parcouru en équipage les chemins de campagne perdus, je n'ai rien à raconter : de toute manière, il ne comprendrait pas."

Mikhaïl Boulgakov fut un grand écrivain.
"Le Maître et Marguerite" fait partie des meilleurs romans que je n'ai jamais lus ; il n'est en rien moins bien que "L'Idiot" de Dostoïevski, ou "Le Docteur Jivago" de Pasternak. Bref, Boulgakov avait un indiscutable talent littéraire, rehaussé encore par son sens enchanteur de la dérision et son doux cynisme. Ces "Carnets d'un jeune médecin" en sont une preuve supplémentaire. Peu importe qu'il s'agisse d'une oeuvre de jeunesse partiellement autobiographique (il exerça comme médecin au village de Nikolskoïe entre 1916 et 1917), peu importe notre propre expérience réduite sur les "chemins de campagne perdus"... on finit par "comprendre", car Boulgakov a le don d'installer l'atmosphère en deux phrases, saisir ses personnages en deux mots, et ce livre n'aurait pu que difficilement être meilleur qu'il ne l'est déjà.

Un brillant étudiant avec un diplôme encore frais en poche arrive à son premier poste. La gubernie de Smolensk n'est pas exactement un endroit qui regorge de confort à l'aube de la révolution bolchévique, surtout en hiver à -40°C. Aucune sensationnelle cabine de téléconsultation médicale à mille verstes à la ronde, et les babouchki et batiouchki du village sont encore obligés de consulter à l'ancienne, comme leurs pères et leurs grands-pères avant eux, en se rendant chez un médecin physique en chair et en os.
Le jeune docteur ne dispose pas d'électricité ni d'eau chaude, mais il trouve deux assistants fiables et une surprenante salle d'opération équipée de tous les instruments nécessaires... dont il n'a jamais vu la moitié. Ses patients ont davantage de confiance en un folklore pittoresque qu'en la science moderne, mais cela ne les empêche pas d'exiger des miracles de sa part. Il passe ses nuits à contempler des images des complications les plus fréquentes, en espérant s'en souvenir le moment donné, mais la réalité dépasse parfois ses pires cauchemars.
Et le lecteur se tient fidèlement à ses côtés : il sue pour trouver le bon diagnostic, ne croit pas ses yeux, tombe de fatigue, tremble de froid en se perdant dans une tempête de neige, feuillette fébrilement les livres de médecine en pleine opération... et ensuite admire son art et sa manière de procéder, et souvent aussi son grand coup de bol. On tente une intervention, dirigé inconsciemment par quelque sixième sens, et voilà que ça marche !
La tension montante de chaque récit (impossible de fermer le livre sans avoir fini le chapitre !) est en parfait équilibre avec les descriptions naturalistes, et l'humilité du jeune homme avec son sens de l'autodérision ; malgré la gravité de la situation, on est souvent obligé d'en rire.

Pour revenir au "doux cynisme" de ces histoires médicales, il suffit de regarder le titre de chaque chapitre. "La Serviette brodée d'un coq" fait référence au cadeau offert au médecin après une grave amputation, "Le Baptême de la version" parle d'un accouchement particulièrement coriace. "Le Gosier en acier" ne concerne nullement quelque infortuné avaleur de sabres, mais une trachéotomie, et, disons, dans "L'Éruption étoilée" on apprendra beaucoup de choses enrichissantes sur la syphilis. Une seule fois on a droit à un diagnostic erroné, car l'oeil de "L'oeil disparu" n'a pas vraiment disparu... mais je préfère ne plus y penser ! le contenu est joliment "naturaliste", et la scène est parfois décrite de façon plus tangible que vous ne le voudriez... c'est pour ces raisons que vous ressentirez sans arrêt des douleurs idoines. J'avais à tour de rôle mal au ventre (quand le docteur méditait sur l'hernie), au cou (quand le cou fut percé), aux yeux, aux dents... fichtre, ces dents, c'était vraiment quelque chose !
Et malgré tout, Boulgakov n'est certainement pas un "naturaliste". Il utilise un langage très sensible plein de belles métaphores et de fines tournures ; un portrait atmosphérique d'un petit hôpital dans le vent hurlant de la Russie glaciale. D'ailleurs, si vous le lisez, remarquez les motifs récurrents de la nuit, de l'obscurité, du froid... très intéressant !
Un récit de misère et de désespoir, mais aussi son contraire : de la foi optimiste en la valeur de l'homme et de la science, qui fait que le heureux hasard finit souvent par se tourner de notre côté.
Souvenirs très honnêtes des moments dont la plupart d'entre nous n'aimerait pas parler : panique, ignorance totale masquée par fanfaronnades, fierté démesurée ou abattement avec reproches. Si la dernière histoire ("Morphine") est basée sur l'expérience personnelle de l'addiction de Boulgakov, elle est d'autant plus captivante, même si je trouve qu'elle jure par son ton plus grave avec le reste du recueil.
Une sympathique lecture que je recommande à tous les futurs adeptes du serment d'Hippocrate, mais pas seulement. 5/5
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