Citations sur Mort d'un silence (13)
Puis ce bruit.
Ce bruit, comme un bouchon de champagne, comme un objet lourd qui tombe sans se briser, ce bruit sourd, sec et si bref.
Ce bonheur d'alors, ces quelques minutes ensemble m’ont été, sur l'instant, insupportables. Aujourd'hui, celles-là comptent plus que tout. Ce n’est pas la vie de mon père que je cherche à capturer. Je ne pourrai pas retrouver ses pensées, ses gestes et son existence lorsqu'il était au loin. Je ne le connaissais pas, je ne savais rien de lui, une fois qu'il n'était plus près de moi. Même en le traquant dans mes souvenirs, j'ai parfois le sentiment d'être infidèle, approximative ; certains me paraissent douteux ou incompréhensibles. Je crois que je ne m'approcherai pas davantage d'une quelconque vérité en repassant des cassettes ou en lisant des journaux. Ce qui perdure de mon père, sont es souvenirs, cette vie un peu étrange, bordée de douleurs.
Je croyais être prémunie contre cette tentation d'en finir à laquelle il a cédé. Je pensais qu'avoir connu la proximité de la mort empêche pour toujours de vouloir quitter la vie trop tôt, et j'avais tort. J'ai senti cette pulsion monter en moi, un jour. Je me suis assise sur un banc, et j'ai laissé le RER passer, hébétée. Je sais maintenant qu'il n'y a rien à comprendre.
Je suis devenue une jeune fille, puis une jeune femme qui a supporté depuis d'autres douleurs mais que meurtrira sans doute à jamais le spectacle d'une petite fille et de son père attablés à une terrasse de café ou attendant dans une file de cinéma.
Il y avait du monde, des fleurs et nos roses blanches. Des hommes en costume sont arrivés ; ils le portaient à plusieurs. Ce bois d'une sale couleur claire et ces poignées dorées. C'était la dernière fois que nous étions à côté de lui - une proximité inutile. Nous étions en grappe, et il était seul, au milieu. Mon frère, debout, tout le temps. Et des mots que je n'écoutais pas, des kleenex au menthol.
Nous avions fait le sapin terriblement en avance, cette année là. C'était lui qui me faisait le plus de mal. Avec dans la pénombre du salon, ses décorations d'imbéciles heureux.
Après ce cauchemar, je n'ai plus retrouvé l'insouciance. Cette nuit me semble toujours marquer la fin d'une époque. La mort de mon père a mis fin à cette peur permanente. Substituer la douleur à la peur ? N'y avait-il pas d'autres choix ?
Mon père était déjà à l'appartement, à six heures, lorsque nous sommes rentrées. Il était là avec son visage qui saignait de l'intérieur, sa bouche statique de douleur. Je n'ai pas posé mon cartable, me suis précipitée vers lui et ses bras se sont refermés sur moi, mais j'ai senti que j'étais blottie dans le vide. Il s'était déjà absenté.
Sans lui, j'avais tout perdu. Lui. Mes gardes du corps. Les yeux rieurs de ma mère. J'avais même perdu des mots. "Parents", "Papa". Je ne les prononcerai plus.
La nuit, je répétais ces deux syllabes à voix basse, pa-pa, continuellement, jusqu'à m'endormir. C'était devenu le mot le plus long de la terre. Il écrasait "anticonstitutionnellement", et de loin. Le jour, je sentais les larmes monter lorsque j'entendais dans la rue un petit enfant chanceux appeler son père.
Ce bruit, comme un bouchon de champagne, comme un objet lourd qui tombe sans se briser, ce bruit sourd, sec et si bref.
Mon frère a bondi dans la chambre que mon père venait de gagner. Puis il a saisi le téléphone dans le couloir, composé le 18 et prononcé quelques mots. Les mains glacées et la respiration suspendue, je vois mon frère debout, dans une lumière jaunâtre.
Gilles Boulloque vient de se tirer une balle dans la tête, 119, rue Caulaincourt