La vie est une lutte continuelle. Rien n’est jamais acquis.
Rien n’est plus émouvant à considérer que les changements qui se sont produits dans un milieu d’où nous avons été absents pendant un espace de temps. Heureux ou malheureux, ils se sont succédés sans que les témoins en aient eu une vue d’ensemble, d’où cette impression de fatalité que nous éprouvons en reparaissant.
Son père n’avait visiblement plus rien de commun avec l’homme qu’elle avait connu. Une nouvelle façon de considérer la vie avait remplacé la première. Un nouvel homme remplaçait le vieil homme. Mais comme il arrive habituellement dans ce cas, ce n’était pas uniquement parce qu’il s’était aperçu sur le déclin que la vie était belle et qu’il voulait en jouir avant qu’il fût trop tard qu’il avait changé, mais aussi contre le passé, contre les fautes accumulées depuis la jeunesse. Chacun de ses gestes le disait. Même la voix était autre.
On lui témoignait un profond respect. On racontait autour de lui qu’il était vraiment malheureux de voir un homme de cette valeur, ayant un sens de l’honneur, de la justice, aussi élevé, se considérer comme le dernier des hommes parce que la fatalité avait voulu qu’un de ses fils reçût une balle dans la tête et perdît la raison.
Il était impossible qu’une faute de jeunesse, commise en temps de guerre, pour des motifs aussi élevés, et qui après tout n’avait pas eu de conséquences, ruinât une vie entière.
Elle s’était vue simplement reprendre avec Jacques des conversations artistiques, échanger des idées sur leurs goûts réciproques, avec pour seule différence avec Paris l’illusion qu’elle serait libre, que chacun de ses mouvements aurait une signification qu’il n’avait pas eue alors qu’elle était tenue par les heures des repas, par les explications qu’elle était obligée de donner par courtoisie sur l’emploi de son temps. En un mot, elle n’avait pas songé à se séparer aussi péremptoirement de son père bien que dans la conversation elle eût souvent dit qu’elle estimait être arrivée à un âge où l’on ne dépend plus de personne, sinon par les devoirs qu’on s’impose soi-même.
On respectait son sommeil, on pensait qu’elle avait besoin de repos et cette attention ne fit qu’accroître son malaise.