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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"C'était au premier âge
Où il n'y avait rien,
Ni sable, ni mer,
Ni froides vagues..."

L'Edda. Un menu paquet de parchemins de taille modeste (13x19 cm) qui contient la plus précieuse mémoire du Nord.
Un cycle de chants qui nous parlent de dieux païens et de héros mythiques, transmis oralement pendant des générations.
Si les Islandais n'avaient pas consigné ces histoires sur un morceau de veau tanné vers la fin du 13ème siècle, la mythologie scandinave aurait pu suivre le même triste destin que la mythologie slave : elle aurait disparu à jamais.

L'époque qui a vu naître ces trésors poétiques (7ème -13ème siècle) était turbulente et pleine de contradictions. Les colons islandais qui ont fui la Norvège ont vécu leur temps de gloire, suivi par une désintégration totale de leur organisation politique. Mais cette crise ultime de l'état islandais libre fut paradoxalement accompagnée d'une grande effervescence littéraire, comme c'est souvent le cas quand on prend conscience qu'une culture est sur le point de disparaître.
Le parchemin, recouvert très économiquement par des lignes serrées, n'a heureusement pas disparu lors de quelque éruption volcanique, et aucun rustre ne s'en est servi pour rembourrer ses sabots. Il est passé de main en main, en inspirant sur son chemin Snorri Sturluson, et sa propre version de l'Edda, davantage "coiffée" et didactique, conçue plutôt comme un manuel de poésie scaldique. Au 17ème siècle, le manuscrit a atterri entre les mains de Brynjólfur Sveinsson, un évêque éclairé, qui a immédiatement reconnu sa valeur.
L'ancienne Edda est de la belle matière brute. Malgré l'engouement actuel pour les mythologies nordiques et leurs nombreux reflets dans la pop-culture, ces poèmes restent une fascinante énigme, voilée par des siècles de transmission orale. Un trône noir sculpté, figé dans la glace, autour duquel hurlent les loups et croassent les corbeaux.

La question qui se pose est de savoir si un lecteur moderne peut apprécier toute la beauté atypique de ces poèmes. Par exemple, monsieur Tolkien pensait que non. du moins si vous n'êtes pas déjà un peu familier avec la mentalité de la vieille poésie anglo-saxonne. Les chants de l'ancienne Edda étaient conçus pour la récitation, et ils sont basés sur les allitérations, les refrains répétitifs (je pense à ce génial : "Ne te tais pas, Voyante, je veux apprendre de toi tout ce que je te demanderai !", dans les Rêves de Baldr) et se sert abondamment de métaphores poétiques nommées kennings. Les vers sont courts, et on ne sera pas surpris si la narration s'interrompt par un long inventaire de nains, avant de reprendre comme si de rien n'était. L'autre aspect intéressant est la grande importance donnée à la sagesse et à la connaissance. Bien plus souvent que les affrontements armés, on y trouve des combats cérébraux : des concours de devinettes (souvenez-vous de Tolkien et de ses Enigmes dans le noir !), et toutes sortes d'exhibitions du savoir. D'autres poèmes contiennent des maximes simples, et souvent intemporelles (la poésie gnomique). Non, l'Edda n'est pas que colère des dieux, fierté, jalousie, trahisons et combats, même si elle a aussi ses excès (Loki et les intestins de son fils en sont un bon exemple) ; comparée aux autres mythologies, elle est presque charmante. Et parfois comique ou parodique, quand elle raconte comment Thor, déguisé en Freya, a récupéré son marteau (Le chant de Thrym), ou comment il a obtenu un énorme chaudron pour brasser la bière du géant Hymir. Certaines pages de l'Edda sont d'ailleurs littéralement imprégnées de bière, ce qui ne déplaira pas aux amateurs.
Le plus grand handicap de l'ensemble est évidemment son côté fragmentaire, certains vers manquent, mais malgré tout, cela se lit étonnamment bien, une fois qu'on se familiarise avec sa forme.

Les poèmes sont divisés en deux parties. La partie mythologique contient les histoires des divinités depuis la création du monde jusqu'à sa fin, et on y trouve le sage Odin, le coléreux Thor, Freyr et Freya, le rusé Loki et tant d'autres. La partie héroïque met en scène les humains : Fáfnir, Gudrun... ou Sigurd et Brynhild, connus des opéras de Wagner. Un peu comme dans le "Beowulf" anglo-saxon, les motifs païens et chrétiens se mélangent, certains poèmes plus tardifs sont déjà racontés d'un point de vue chrétien, de façon assez subtile. L'Islande n'a pas été christianisée de force, et dans la transition douce, les anciens dieux ont pu longtemps cohabiter avec les nouveaux dans la mémoire collective.
La version française de Régis Boyer (qui ne suit pas toujours le classement "officiel", en présentant les chants plutôt en ordre chronologique) contient des traductions, accompagnées par un minutieux et abondant texte explicatif. Bien sûr, aucune traduction ne peut reconstituer la splendeur phonétique de cette poésie en vieux norrois ; essayer de la traduire, c'est un peu comme souffler sur de magnifiques fleurs de givre sur la vitre, puis se contenter de gouttes d'eau en lesquelles elles se transforment. Mais remercions monsieur Boyer de nous avoir rendu cette vitre un peu plus transparente. 4,5/5
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