- Il paraît que la voûte de glace cache un trésor visible seulement deux fois l’an. À la Noël et à la Saint-Jean, à l'heure de la messe. Ce serait l'eau du torrent qui arracherait des paillettes en passant sur les quilles d'or avec lesquelles les fées jouent dans la grotte le reste du temps.
- Voilà qui ressemble fort à une légende !
- Probablement, mais ça me fait bien rêver.
- Il faut dire que c'est une belle histoire, reconnut Quitterie.
- C’est la raison pour laquelle les gens aiment autant les livres. Ils leur racontent de belles histoires. Et peut leur importe de savoir si elles sont vraies, du moment qu'elles leur permettent de s'évader.
Elle bâilla de fatigue, mais il y avait cette effervescence en elle qui la privait de sommeil. Cette fébrilité de la femme qui devient amoureuse.
Mais de quoi ? De qui ?
Du mont-blanc ? De Gabin ? Des deux ?
Du sommet, elle aimait la démesure. De l'homme, elle aimait le pas sûr du montagnard qui connaît chaque pierre du chemin.
Quitterie passe son deuxième Noël au couvent lorsque apparaît sa maladie mensuelle. À treize ans, la voilà éjectée de l'enfance, mais pas encore insérable dans la société par le mariage. Son père compte sur son union pour accroître le patrimoine familial et se rembourser de ce qu'elle lui a coûté - et Dieu sait qu'il a cher payé !
En attendant qu'elle soit nubile, une nonne lui apprend l'essentiel. La femme est un ornement qui se doit de charmer son entourage par son élégance et sa discrétion. Regarder un homme entre la ceinture et le genou est interdit. La petite comtesse reçoit également la nécessaire préparation au mariage. On lui enseigne les réalités qui la guettent dès sa nuit de noces, surtout si son époux est trop brusque. La procréation sera sa principale préoccupation. Elle n'aura aucun droit sur ses enfants. Son mari pourra la répudier et la laisser démunie, si bon lui semble.
Quitterie étudiait l'anatomie de l'homme cheminant devant elle. Malgré l'interdit, elle caressait du regard l'ondulation de ses monts fessiers. Elle arriva à destination après neuf heures de marche. Le Jardin de Talèfre la récompensa de ses peines. Chose inouïe sur un glacier, un gazon en pleine floraison se trouvait comme une île verdoyante dans un océan blanc. Gentianes, orchidées et renoncules coloraient ce sanctuaire naturel aux limites de la vie.
M. Gabin…
Depuis la veille, Quitterie tournait ses propres mots dans sa tête : pourquoi avait-elle dit « Gabin » tout court, d’une manière trop familière ? Peut-être parce qu’elle avait entendu les gens du cru le faire. Ou parce que les moments passés ensemble à escalader des cols, unis dans l’effort, les avaient rapprochés. Elle se répétait que l’accommodement pouvait exister entre un guide et son client de sexe différent s’il était dénué de toute indécence. Mais elle savait par expérience qu’une femme considérait toujours un homme comme un homme. Et inversement. Dans le fait, elle était une femme et M. Gabin était un homme. Un homme troublant.
Dans ce milieu âpre et sauvage flottait un air nouveau que percevaient les hommes. Un souffle troublant fouettait leur sang avec l’exubérance de la nature au printemps.