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Critique de MarianneL


Publié en 1992, ce long poème en prose forme une peinture amoureuse, parfois érotique, de Venise, sirène sinueuse aux odeurs d'algues glacées, depuis la première arrivée de Joseph Brodsky en gare de Venise lors d'une nuit froide de décembre, juste après son expulsion d'Union Soviétique en 1972, inaugurant une longue série d'incursions dans la ville chaque hiver pendant dix-sept années.

Loin des hordes de touristes qui envahissent Venise à partir du printemps, cette méditation sur la beauté de pierre et d'eau de la ville, sur l'immobilité somptueuse des édifices et des statues face à l'anarchie des flots laisse entrevoir les correspondances avec Saint-Pétersbourg, la ville d'origine du poète.

«La lente avancée du bateau à travers la nuit était comme le passage d'une pensée cohérente à travers le subconscient. Des deux côtés, baignant dans l'eau d'encre, se dressaient les énormes coffres sculptés de sombres palazzi remplis d'insondables trésors – de l'or assurément à en juger par la faible lueur électrique jaune qui sourdait parfois parmi les fentes des volets. L'atmosphère de tout cela était mythologique, cyclopéenne pour être précis : j'étais entré dans cet infini que j'avais contemplé sur les marches de la stazione et voilà que je passais au milieu de ses habitants, devant une troupe de cyclopes endormis reposant dans l'eau noire et qui, de temps en temps, se dressaient et soulevaient une paupière.»

L'oeil de Brodsky capte les couleurs changeantes de Venise, depuis les brumes du matin lorsqu'elle prend «des allures de porcelaine», en passant par l'exploration crépusculaire des innombrables pièces en enfilade d'un palazzo, jusqu'aux profondeurs de la nuit où la ville tout entière «est comme un orchestre gigantesque avec les pupitres faiblement éclairés des palazzi, le choeur incessant des vagues et le falsetto d'une étoile dans le ciel d'hiver», dans cette ville qui ne doit pas devenir un musée puisqu'elle est déjà une oeuvre d'art.

Porté par la pensée mouvante comme les eaux de Venise et par l'oeil qui capte les beautés de la ville, "Acqua alta" est aussi une méditation sur le temps qui passe et la mémoire, les relations entre inanimé et vivant, entre vie et mort.

«L'oeil acquiert dans cette ville une autonomie comparable à celle d'une larme. La seule différence est qu'il ne se détache pas du corps, mais le soumet tout entier. Au bout d'un certain temps - le troisième ou le quatrième jour – le corps commence à se considérer lui-même comme le simple support de l'oeil, comme une sorte de sous-marin dont le périscope tantôt s'étire, tantôt se rétracte.»
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