Citations sur Basses terres (31)
Les gens de Grande-Terre appellent les déplacés de Basse-Terre les « magmas ». Ils disent qu’ils puent le soufre. Une sorte de plaisanterie mâtinée de mauvaise humeur face à l’arrivée de dizaines de milliers de gens hagards qu’il faut héberger comme on peut. Une espèce de moquerie timide aussi, envers la Soufrière qui n’en finit pas de tousser comme une vieille n’arrivant pas à expectorer, tout le monde attendant, les yeux rivés sur elle, de voir la catastrophe sortir enfin de sa vieille bouche édentée.
Il disparaissait pendant des semaines, multipliait les conquêtes au grand contentement des voisins d’Eucate, commençait à parsemer l’île d’enfants, mais revenait toujours s’asseoir dans la case, avec son sourire et sa douceur de miel uniquement réservés à cette femme encore vaillante qui allait, d’après les décomptes et les évaluations faites par le facteur, la boulangère ou la femme d’un collègue dans le dos de Libert, sur ses cinquante ans.
Cette ascendance pesait sur elle comme une des fatalités de l’île ; comme les épidémies de pian ou les semaines de sécheresse.
Trois frères et sœurs d’Elias apparaissent dans la matinée. Marianne ne s’étonne plus de les voir se matérialiser chaque fois qu’un événement se produit chez Elias ; soit qu’il les ait prévenus d’une façon ou d’une autre, soit que les nouvelles aient volé jusqu’au bourg à dos de chauve-souris.
C’est peut-être ça le secret de la vie pense Marianne ; râper sans arrêt le peu qu’on a pour en faire sortir ce qu’il y a de plus délicat, de plus subtil, et s’en bâfrer comme si l’on était riche.
Quelques jours plus tard, l’activité du volcan redouble d’intensité. L’air gourmand, les journalistes dépêchés par Antenne 2 évoquent un rythme de mille explosions par jour dans ce chaudron fatal. Savants et décideurs se perdent encore dans les probabilités que le dôme explose comme un bouchon de champagne, libérant des forces telluriques jamais vues dans l’arc de la Caraïbe. Roger Gicquel déclare, l’air funèbre : « La Guadeloupe a peur. » On envoie des télex affolés à Tazieff, qui ne répond pas.
Puisqu’on ne sait plus rien, le préfet, en accord avec Allègre, décide d’évacuer toute la zone sud de la Basse-Terre. La décision se répand de case en case. Elle ne change rien au cœur difficile à sonder d’Anastasie, mais accélère le rythme du cœur de Rony, qui se dit qu’il y a là, peut-être, une occasion de revoir la jeune fille.
Elias raconte toutes sortes d’histoires à Daniel en déplaçant les bêtes, abolissant non seulement les dix-sept ans d’absence et les sept mille kilomètres de distance permanente, mais réparant aussi un peu, sans le savoir, les années d’enfance de Daniel, celles où les conversations entre père et fils étaient aussi rares qu’un repas abondant ou un éclat de rire.
Elle n’a jamais considéré le volcan comme une chose extérieure à sa propre vie ; le volcan fait corps avec elle, comme les cals sur ses doigts.
Depuis quinze jours, les habitants de Basse-Terre lèvent les yeux vers le drap sale et opaque qu’est devenu le ciel, là où d’ordinaire se détache sur fond d’azur le chapelet velouté, vert bouteille, des montagnes. Même par beau temps, le volcan se laisse rarement découvrir jusqu’à son faîte : une corolle blanche de vapeurs venues de la mer voile en permanence son sommet de guingois, raboté, brutalement terminé par un croc énorme.
Depuis son arrivée, il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d’huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l’aimer, son île.