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EAN : 9791034908400
208 pages
Liana Lévi (04/01/2024)
3.83/5   42 notes
Résumé :
Guadeloupe, 1976.
Lorsque la Soufrière, volcan depuis longtemps dormant, semble se réveiller, toute la famille Bévaro quitte la Basse-Terre pour se réfugier chez l'aîné Elias en Grande-Terre. Seule Eucate décide de rester sur les flancs du volcan, attendant avec sa petite-fille Anastasie la décision du destin.
Dans la chaleur qui s'intensifie, elle se souvient de sa jeunesse.
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Critiques, Analyses et Avis (16) Voir plus Ajouter une critique
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Le premier livre, que j'ai lu de cette autrice, "Là où les chiens aboient par la queue", j'avais beaucoup aimé, donc c'est tout naturellement que j'ai plongé dans Basses terres de Estelle-Sarah Bulle. Un moment très agréable à la Guadeloupe, au milieu de la fratrie Bévaro, les secrets de famille, la langue créole, la colonisation. Un passé doux-amer.

En piochant au hasard, c'est mon deuxième livre où l'histoire se déroule sur ces îles. J'ai eu l'impression d'une continuité. Plus d'esclavage mais ce sont toujours les Béké qui dominent, des bananeraies immenses, beaucoup de main d'oeuvre, mais payé au lance pierre ou pas du tout. Les femmes sont obligées de se soumettre au patron pour ne pas perdre leur travail et le résultat, des métisses encore une fois, pas reconnus et mal vu par les autres. "La famille Vincent, étaient l'alpha et l'oméga de la vie sur l'île. Une présence à la fois familière et menaçante, déroulée en archipels de familles discrètes et bancales, aux racines fichées dans la terre grâce au négoce, mais étrangères aux palpitations profondes de l'île."

Deux époques sont essentielles dans cette histoire, 1967 et 1976, Eucate qui fait partie des Bévaro, vit près du volcan de la soufrière et n'a jamais voulu quitter sa case, même quand tout le monde fut évacué en urgence, une éruption était attendue, Haroun Tazieff et Claude Allègre, n'étaient pas du même avis, complexe d'ego. Personne ne savait quoi faire et personne n'était d'accord. Pour Tazieff, dédaigneux, c'est à peine un volcan, un tumulus plein de petits halètements, "une montagnette à la mesure des Antilles, ce chapelet de rochers cousus sur un doigt d'océan", rien à voir avec le Krakatoa ou l'Etna.

Trois générations de Bévaro nous est conté, que de rires, de chagrins, de souffrances, d'amour, d'aventures, en compagnie de la grand-mère Eucate, sa petite-fille, Anastasie, Ange, Daniel, Berthe, Elias, leur père. Une histoire magnifiquement racontée, on ne se perd pas, on n'a pas envie de les quitter. Tout est bien décrit autant les personnages, que la nature, leur façon de vivre, leur langue est tellement ensoleillée que c'est un régal.
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En 1976, la Soufrière s'est réveillée, menaçant la population de Basse-Terre. Les avis contradictoires des scientifiques qui avaient fait le déplacement depuis la métropole pour sonder les abords du volcan, ont contribué à semer le doute parmi les habitants. Pourtant sur ses flancs, Eucate ne répondra pas aux injonctions d'évacuations. Sa vie est là et elle ne croît pas à l'imminence d'une éruption.

La réalité de cet épisode marquant permet à l'autrice de raconter l'histoire d‘une famille martiniquaise, complexe, précaire, dispersée au gré des exils vers la métropole. Dès les premiers pages, on est transporté dans l'ambiance chaude et humide de l'île, bercé par la langue créole, touché au coeur par la violence subie génération après génération.

Le récit évoque d'autres auteurs Patrick Chamoiseau, Maryse Condé, qui ont su si bien nous faire voyager simplement en tournant les pages.

208 Liana Levi 4 janvier 2024
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Un été 1976 en Guadeloupe

Dans son nouveau roman, Estelle Sarah-Bulle explore le destin d'une famille guadeloupéenne. Alors qu'en cet été 1976, on craint une éruption de la Soufrière, les Bévaro se retrouvent. de génération en génération, la romancière explore leurs secrets de famille.

Nous sommes en juillet 1976 en Guadeloupe. C'est le moment choisi par Daniel pour retrouver son pays natal après 17 ans d'absence. Il arrive de Châteauroux, où il vit désormais, accompagné de son épouse Marianne et de ses enfants Diego et Adèle. À l'aéroport l'attend son père Elias et son cousin Francelette que tous sur l'île appellent Gros-Yeux. Chez Elias, la famille retrouvera les cousins, les frères et les soeurs et les amis, venus voir quelle tête avait désormais Daniel et à quoi ressemblaient sa femme et sa progéniture.
Après les retrouvailles et la première nuit, Daniel cherche à se repérer, «il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s'effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d'huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l'aimer, son île.»
Durant les trois semaines de son séjour, il ira aussi rendre visite à son frère Ange, interné en asile psychiatrique, du côté de Basse Terre où vulcanologues et scientifiques débattent sur les risques d'éruption de la Soufrière. Après une expédition durant laquelle Haroun Tazieff et Claude Allègre ont failli perdre la vie, ordre est donné d'évacuer la zone sud, celle où vit Eucate. La vieille femme avait choisi de construire sa case sur les pentes du volcan et était bien décidée à rester là et à braver les jets de lave et de soufre. Il faut dire que jusque-là, elle avait déjà surmonté bien des épreuves, perdant notamment l'un de ses fils, emporté par la rivière un soir de tempête. Anastasie, sa petite-fille, était la seule à être restée à ses côtés, avec l'envie de comprendre ce qui était arrivée à sa famille, à dévoiler les parts d'ombre qui l'accompagnait.
Génération après génération, Estelle-Sarah Bulle va lever le voile sur les secrets de famille, explorant par la même occasion l'héritage de l'esclavage, puis du colonialisme et enfin du post-colonialisme. Entre la métropole et le département d'outremer, on comprend aussi que les principes de la République ne sont toujours pas appliqués, à commencer par l'égalité de traitement.
Eucate «accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d'y gratter encore un peu l'humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l'avidité et l'incroyable sentiment de supériorité des Blancs.»
Le hasard des parutions fait qu'en cette rentrée ce roman entre en résonnance avec La vie privée d'oubli de Gisèle Pineau qui paraît simultanément chez Philippe Rey. Ce roman analyse lui aussi «les conséquences des traumatismes des générations précédentes sur les suivantes.» Deux voix qui s'inscrivent en dignes héritières de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart.
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024».Enfin, en vous y abonnant, vous serez par ailleurs informé de la parution de toutes mes chroniques.

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Premier coup de coeur pour ce livre qui m'a fait vibrer du début à la fin et découvrir une conteuse impressionnante. J'ai eu la joie immense de le recevoir parmi une première série de douze romans publiés au premier trimestre 2024, suite à ma sélection pour le jury de la 16e édition du Prix Orange du Livre, catégorie roman français. le jury est composé cette année de 17 membres : auteurs, libraires et lecteurs. Il est présidé par Jean-Christophe Rufin de l'Académie française.

Guadeloupe, 1976, cette année particulière lorsque la Soufrière, volcan depuis longtemps en sommeil, semble se réveiller… Toute la famille Bévaro quitte la Basse-Terre pour se réfugier chez l'aîné Elias en Grande-Terre. Seule Eucate, dont on apprend les liens avec les Bévaro plus tard, refuse de partir et reste sur les flancs du volcan, attendant avec sa petite-fille Anastasie la décision du destin. Chronique d'une famille, chronique d'une époque, plongée dans l'histoire d'une île « papillon » coupée en deux par une rivière d'eau salée, deux ailes reliées par le Pont de la Gabarre placé opportunément sur la carte succincte en fin de volume.

Mais comment fait Estelle-Sarah Bulle pour nous permettre de circuler aussi librement entre les nombreux membres de cette famille, aux histoires si diverses et compliquées. Je n'ai même pas eu à noter les personnages, une présentation discrète ici, plus loin une indication sans ralentir la lecture… La classe, cette autrice ! J'ai envie de parler d'équilibriste puisqu'elle navigue aussi avec les époques, n'hésitant pas à sauter des dizaines d'années dans un sens ou dans l'autre pour brosser le portrait de trois générations. Elle a cet art du mot exact qui forme immédiatement une image. Style épuré, musicalité de la langue, empruntant au créole de temps en temps comme un métissage sans appuyer le trait, pimentant et inventant peut-être des mots, comme quand elle dit : Marianne s'est adaptée « toutafètement » à la vie à la campagne, ou bien la « peupacité » ou « veupacité » des syriens qui ne peuvent pas ou ne veulent pas échanger des objets achetés contre des biens plus utiles dans les circonstances actuelles.

La force de cette saga est amplifiée par la narration des faits réels de cette année 1976. le roman prend racine et crédibilité dans la géographie des lieux et les évènements, dans les déplacements et rivalités entre Haroun Tazieff et Claude Allègre, jusqu'à cette explosion du volcan qui surprend les scientifiques, blessant Tazieff.

Chaque personnage est décrit précisément en quelques mots bien choisis. Caractères, défauts, qualités, l'autrice ne juge pas et garde toujours un peu d'amour en réserve. Les circonstances font que chacun est ce qu'il est sans invoquer cette nature humaine bouchant l'horizon, trop souvent rencontrée dans des romans. Les difficultés de chacun tracent un chemin dont s'extraient les plus forts, tels des Elias et Eucate. La jalousie, l'égoïsme, le poids de la domination des békés sont présents, la générosité et l'amour aussi. Une sensibilité palpable jaillit des mots pour parler d'Elias et de son fils Daniel qu'il revoit enfin, longtemps après son départ en France, revenu voir son père avec femme et enfants, aussi la belle histoire d'amour entre le petit neveu d'Elias, Rony, et Anastasie, la petite fille d'Eucate. Les circonstances des rencontres entre Eucate et Ange, un des fils d'Elias Bevaro sont un magnifique fil conducteur du récit, Ange qui se réfugie par hasard dans la case de cette dame bien plus âgée, nouant alors une connivence qui ne s'explique pas et qui durera.

Estelle-Sarah Bulle est née à Créteil en 1974, d'un père guadeloupéen et d'une mère ayant grandi à la frontière franco-belge. Après des études à Paris et à Lyon, elle travaille pour des cabinets de Conseil puis pour différentes institutions culturelles. Elle a reçu le prix "Stanislas du premier roman" pour son ouvrage "Là où les chiens aboient par la queue". Cette autrice a tout d'une « grande », elle l'est peut-être déjà. Je lirai son premier roman après ce Prix Orange qui va me prendre beaucoup de temps, parenthèse enchantée me donnant un panorama des thèmes et des auteurs de ce début 2024.

Un roman qui réalise la prouesse de trouver la juste position entre l'intime et le social, sans mièvrerie et sans haine. A travers « une saison volcanique » on effleure l'universel. J'y ai vu une belle parabole de l'accueil à partir d'une petite île coupée en deux avec ce pont reliant les hommes. Autant dire que je compte bien le défendre à la prochaine sélection des vingt livres au mois de mars puis, j'espère, dans les cinq finalistes à choisir au mois de mai, la remise du Prix Orange du Livre ayant lieu le 13 juin. Je vous ferai part de mes coups de coeur au fur et à mesure de cette belle aventure. Avez-vous lu Basses terres ou le premier roman d'Estelle-Sarah Bulle ?
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Guadeloupe, juillet 1976. Alors que la terre tremble et qu'une pluie de cendres tombent en continu depuis plusieurs jours, le destin de certaines familles de l'île se relie, se tend ou se brise. le passé les a réuni et alors que les secrets et les silences pesaient sur un quotidien chaotique, la colère du volcan fait à nouveau vibrer les tensions…

Je découvre Estelle Sarah Bulle avec ce roman. L'histoire de ces familles, sur un temps relativement court, où passé et présent se mêlent, est un voyage coloré sur l'autre facette de la Guadeloupe. Bien loin des images de carte postale, on fait la connaissance de Eucate, Elias, et leur famille.

L'écriture de l'auteur dépeint avec justesse une vie rude, tournée vers le travail, les injustices, le racisme. On sent le mépris, on vit la colère…

Les femmes sont malmenées par les hommes, les patrons, les traditions, les rumeurs. On les désigne comme des êtres faibles alors qu'elles sont souvent les piliers du quotidien.

La Soufrière tient le rôle central. Et c'est à son image que l'histoire se déroule : si les secrets sont enfouis, il suffit d'une petite flamme pour que tout s'embrase, que les langues se délient et qu'on commence enfin à panser ses blessures…
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critiques presse (2)
OuestFrance
14 février 2024
Pour «Basses terres», l’écrivaine Estelle-Sarah Bulle s’est replongée dans l’ambiance éruptive de la Guadeloupe de l’été 1976. Cette année-là, alors que le volcan de la Soufrière se réveille et déplace des milliers d’habitants, les héros de son nouveau roman croisent leurs destins et déballent leurs chagrins. Une histoire d’exils sur une île plombée par les inégalités sociales.
Lire la critique sur le site : OuestFrance
LaCroix
09 janvier 2024
Estelle-Sarah Bulle livre un roman mordant et poétique, ancré dans une terre guadeloupéenne pleine de ses fantômes.
Lire la critique sur le site : LaCroix
Citations et extraits (24) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Le cœur de cette longue année 1976, brillant comme une émeraude, est son mois de juillet. Un cœur qu’on ne peut arracher sans perdre la compréhension des choses.
Anastasie le verra luire dans le noir de sa mémoire. Elle saura que juillet fut le cœur de l’année 1976 parce que s’y étalèrent les semaines lumineuses où le volcan marqua
chacun de sa terrible empreinte. Et parce qu’en ce juillet-là, elle perdit quelque part le sac de capsules de Coca-cola qu’elle collectionnait pour la glacière qu’elle voulait offrir à Eucate (elle avait alors vingt-huit capsules marquées d’une petite étoile blanche; elle devait en réunir trente, ajouter trente francs puis se rendre à l’usine Coca-Cola de Jarry pour réclamer son lot). Elle ne comptait plus les nuits où elle avait rêvé de poser triomphalement la glacière devant Eucate sur la toile cirée.
Pour laisser derrière soi la maison d’Eucate, il fallait émerger de la ravine enfouie sous la végétation et gagner le sentier fraîchement goudronné, tassé par des milliers de pas. C’est pourquoi les enfants autour de la maison
avaient tous eu au fil des années les mollets fermes et les genoux noircis.
Accrochée au fond de sa pente glissante, la case était entièrement faite de bardeaux courts que les gens appelaient « essentes ». C’étaient de petites planches de bois sec, serrées, comme si le charpentier (la charpentière, car c’était Eucate qui avait construit les deux pièces
de sa case, morceau par morceau) ne s’était arrêté un instant que pour laisser deux trous de fatigue en guise de fenêtres. La case était grisâtre, délavée et dépourvue de fleurs.
Elle était assombrie par les grappes velues des cacaoyers sauvages et des coccolobes. Eucate en sortait, son vieux coutelas à la main, levait la tête vers le ciel, inspectait le sol. Puis le coutelas s’élevait généralement deux fois pour abattre en silence une branche feuillue. Les habitants du quartier n’y prêtaient pas beaucoup d’attention. Pour tout dire, en ces temps où l’île semblait connaître un semblant de progrès, tandis que la route de la Traversée venait d’être arrachée à la forêt à coups de bulldozers suivant les plans déroulés par des ouvriers revêtus d’une tenue orange vif, la case d’Eucate était une aberration, le béton ne l’ayant même pas effleurée. La mairie avait d’abord envoyé des lettres invitant Eucate à se rapprocher des services municipaux pour formuler une demande de relogement en ville. Puis un agent s’était déplacé jusqu’à la case, le cou en sueur et les pieds douloureux, pour lui remettre un courrier au ton comminatoire. Mais Eucate n’avait aucune intention de quitter la forêt et la mairie l’oublia, bien d’autres masures étant concernées par son plan de «réduction de l’habitat insalubre». Les voisins n’accordaient pas non plus spécialement d’intérêt à ceux qui vivaient dans la case d’Eucate. On voyait seulement émerger, à intervalles réguliers, un garçon ou une fille mutique en âge de faire la vie, qui empruntait le chemin sans se retourner. Et on disait «Voilà un autre rejeton d’Eucate qui part pour ne plus jamais revenir ». Jusqu’à ce qu’il ne reste au fond de la ravine qu’Eucate et sa petite-fille, Anastasie. Car Libert Darrieux, le mari d’Eucate, père de quatre de ses enfants et qui avait bien voulu donner son nom aux deux autres, était mort depuis longtemps, un premier janvier à l’âge de cinquante-deux ans, d’une péritonite déclenchée par la dose d’huile de ricin censée lui laver le corps pour bien démarrer l’année.
Bien qu’elles n’en parlent jamais toutes les deux, Anastasie sait que le souvenir préféré de sa grand-mère, celui qu’elle convoque chaque fois que l’intimité d’un moment à l’ombre le lui permet, remonte quelques années plus tôt, durant l’hivernage 1967. Anastasie n’était alors qu’une fillette galeuse et pourtant, comme
si elle partageait la mémoire de sa grand-mère, la jeune fille revoit parfaitement Ange, le merveilleux fils d’un certain Elias Bévaro vivant de l’autre côté de l’île, en Grande-Terre. Elle le revoit garant sa DS mordorée au bord de la ravine, à quelques mètres de la case. De tous les souvenirs qu’elle a engrangés durant sa longue vie, c’est celui que sa grand-mère chérit le plus, enfoui dans son cœur comme un remède pour obtenir un sommeil plus facile ou soulager son dos. «Système à suspension hydropneumatique», expliquait fièrement Ange aux adultes ébahis comme aux enfants agglutinés autour du véhicule dans toutes les communes où il s’arrêtait. Cependant, les témoins de l’époque, avec un soupçon d’orgueil teinté de mélancolie sur le visage, s’en tiendraient simplement, des dizaines d’années plus tard, à évoquer la « voiture qui monte et qui descend».

En 1976, tandis que l’angoisse submerge comme une marée sombre les habitants du sud de l’île – depuis la route qui mène chez Eucate comme par inadvertance, il suffit de lever les yeux pour apercevoir le dôme fumant du volcan –, la vieille femme, assise devant sa case, indifférente aux braises flottant autour de son visage, sirote avec délice le souvenir de cette matinée de 1967 où, depuis l’intérieur en cuir chocolat de sa DS, Ange actionna le levier qui soulevait en douceur les amortisseurs.
Dans un soupir d’aise, la voiture se dilata comme un crapaud buffle. Ange poussa dans l’autre sens: la voiture redescendit lentement sur ses roues en expirant. Il répéta plusieurs fois l’opération pour le plaisir des gosses qui entouraient le véhicule: descente, remontée. Les marmots hurlaient d’excitation. La molaire d’argent plantée dans la bouche d’Ange brillait fièrement au soleil. Les gamins les plus hardis, après avoir jeté un coup d’œil craintif vers Ange, se risquèrent à grimper sur le capot brûlant. «Ça doit faire comme ça dans les ascenseurs », assuraient-ils, le short collé à la tôle frémissante. Pieds nus et cambrés sur le goudron encore tiède avant la grande chaleur de l’après-midi, les autres hochaient la tête en croisant les mains sur leurs crânes tondus ou nattés et se bousculaient pour, à leur tour, «monter dans l’ascenseur ».
Eucate n’était pas sortie quand Ange avait garé la DS à moins d’un mètre de son poulailler délabré. Il lui suffisait d’apercevoir par la fenêtre ses souliers de cuir parfaitement cirés et les gants marron glacé, assortis à la couleur de la voiture. Elle savait qu’il entrerait pour boire un café. Elle savourait l’attente. Elle savait pourquoi les gants étaient importants. Elle suivit Ange des yeux lorsque, après avoir refermé la portière, jouissant de son claquement feutré, il entreprit de descendre prudemment dans la boue, toujours entouré de la marmaille comme un essaim de vonvons autour d’un pain de miel.
Eucate l’attendait.
Les larges dalles blanches veinées de gris que personne ne soupçonnait de l’extérieur de la case, sur lesquelles Eucate glissa dans ses chaussons avachis pour verser du café dans une timbale cabossée et la poser fumante sur la table, c’était Ange qui les lui avait offertes. Elles provenaient du surplus de l’un des chantiers où il travaillait. Les volets de bois, c’était aussi lui qui les avait apportés et fixés aux fenêtres sous l’œil attentif d’Anastasie à qui il montrait chaque clou, chaque vis, expliquant patiemment à la fillette ce qu’il allait en faire. «Celle du patron de Daniel est décapotable, c’est sûrement encore mieux. Mais lui ne porte pas de gants», déclara Ange en se présentant à la porte. Il s’essuya les pieds et tourna la tête une dernière fois vers le soleil avant de plonger dans l’ombre rafraîchissante de la case. La brise poussa son museau dans la pièce et ressortit aussitôt par-derrière. Les enfants du quartier disparurent, suivis de loin, timidement, par Anastasie. Ils ne s’intéressaient pas aux radotages d’Eucate dans son vieux fauteuil en skaï troué. Ils préféraient continuer à rôder autour de la DS.
Ce fut comme s’il avait fait exprès de lui présenter son meilleur profil avant d’entrer dans la pénombre. Les rayons du soleil ne perçaient pas la végétation, la case restait fraîche jusqu’à trois heures de l’après-midi au moins. Ce matin-là, le coq perché sur le lourd bidon rouillé qui servait de citerne avait néanmoins chanté dans un poudroiement d’or. Ce poudroiement dansait encore autour d’Ange.
Son visage à la beauté évidente. Lèvres de filles posées sur la timbale au goût métallique. Sourire plissant ses yeux noisette sous les paupières légèrement tombantes.

Il s’assit face à elle. Entre les pieds d’Eucate, les poules menaient une guerre impitoyable aux ravets trapus dont les longues antennes paniquées tâtonnaient le carrelage à la recherche des fentes disponibles.
«C’était le patron de Daniel mais ce temps-là est terminé. Ça fait bien six ans que Daniel est parti.
– Dit comme ça, il n’y a pas de raison que tu le considères encore comme le patron.
– Ça n’a jamais été le mien. Il n’a pas payé Daniel pour ses heures supplémentaires. On ne peut pas faire confiance à un patron blanc d’ici. C’est ce que je dis toujours à mes ouvriers.
– Les patrons noirs valent mieux, peut-être ?
– En tout cas, mon entreprise vaut autant que la sienne.
– C’est dans l’électricité qu’il était ?
– Électricien, oui. Son patron a monté l’entreprise depuis la France. Il n’est venu ici que lorsqu’il a commencé à obtenir de gros contrats. Daniel n’était qu’un apprenti de rien du tout pour lui. À l’époque je l’ai traité d’idiot, mais il a eu raison de partir. Il a un bon métier maintenant.
– Toi, ça te plaît la peinture?
– Pas plus mal qu’autre chose. J’ai trois gars en ce moment. Ça marche bien, à cause du sel qui ronge les façades. Et l’humidité n’est pas bonne non plus pour le ciment. Les églises d’Ali Tur ont besoin d’être ravalées dans toute l’île. C’est pour ça que je peux me payer ce voyage en France. Je verrai comment vit Daniel, là-bas.
– Lucette part avec toi ?
– Le bateau, c’est pas indiqué dans son état. Il vaut mieux qu’elle reste chez ses parents. Mais je vais faire une grande fête avant mon départ. »
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La veillée dure quatre jours chez Elias, mais Eucate repart le matin suivant avec le car de six heures. Il lui faut trois cars différents et l’aide de deux ou trois automobilistes pour rejoindre sa case, et durant tout le voyage, elle ne cesse de revoir le sourire d'Ange, la première fois qu'il est apparu devant elle sur son vélo, les moments qu'ils ont passés ensemble. Les larmes qui lui viennent sont invisibles. Elle accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d'y gratter encore un peu l'humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l'incroyable sentiment de supériorité des Blancs. p. 189
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Allègre, souffle bruyamment, les mains sur les genoux, puis se redresse. Tazieff s'est déjà mis en route, la mâchoire serrée. L'équipe s’ébroue et repart sans attendre vers Basse-Terre, laissant derrière elle cette vieille femme sauvage entourée d’esprit.
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Marianne ne se sent appartenir à aucune des deux espèces. Elle est heureuse de ne pas faire partie des touristes, bien qu’elle soit ignorante de toutes les choses de l’île. Avant de partir, Daniel lui a dessiné la Guadeloupe sur la nappe d’un restaurant de Châteauroux. Ça ressemblait à une espèce de trèfle à deux pétales : « Tu vois, là c’est la Basse-Terre. La partie montagneuse. Ensuite, tu as un petit bras de mer et l’autre côté de l’île, c’est la Grande-Terre, d’où je viens. La Grande-Terre, c’est tout plat.
– Pourquoi la partie montagneuse s’appelle la Basse-Terre ? Ça devrait pas s’appeler la Haute Terre ?
– J’en sais rien. Un truc de colons. Les Espagnols, ils ont vu ce qu’ils voulaient bien voir depuis leur bateau. Pourquoi ils ont appelé ça la Guadeloupe ? D’après ce que je sais, Guadeloupe, ça vient d’un mot arabe. Aucun rapport avec les Indiens qui vivaient là.
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Incipit :
Le cœur de cette longue année 1976, brillant comme une émeraude, est son mois de juillet. Un cœur qu’on ne peut arracher sans perdre la compréhension des choses. Anastasie le verra luire dans le noir de sa mémoire. Elle saura que juillet fut le cœur de l’année 1976 parce que s’y étalèrent les semaines lumineuses où le volcan marqua chacun de sa terrible empreinte. Et parce qu’en ce juillet-là, elle perdit quelque part le sac de capsules de Coca-cola qu’elle collectionnait pour la glacière qu’elle voulait offrir à Eucate (elle avait alors vingt-huit capsules marquées d’une petite étoile blanche ; elle devait en réunir trente, ajouter trente francs puis se rendre à l’usine Coca-Cola de Jarry pour réclamer son lot). Elle ne comptait plus les nuits où elle avait rêvé de poser triomphalement la glacière devant Eucate sur la toile cirée.
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Vidéo de Estelle-Sarah Bulle
Mais où sont passés les méchants dans la littérature jeunesse ? C'est la question que pose Charles Knappek, journaliste à Livres Hebdo, aux éditeurs spécialisés présents au Salon du Livre et de la Presse Jeunesse de Montreuil. Depuis quelque temps, les gros ogres du passé ne rugissent plus dans les albums jeunesse. Partageant ce constat, les éditeurs remarquent une double tendance : d'une part, les auteurs et autrices jeunesse proposent des manuscrits qui comportent des personnages plus doux et des histoires sans drame ; d'autre part, les contes traditionnels ne se vendent plus. Faut-il s'inquiéter de cette disparition ? A-t-elle un impact sur les enfants ? Et quid de l'arrivée, tonitruante, de Mortelle Adèle dans ce paysage presque trop silencieux ?Lauren Malka nous emmène ensuite à Toulon, pour découvrir une jeune centenaire qui ne fait pas son âge : la librairie Charlemagne.Enfin, l'équipe de critiques de Livres Hebdo se réunit pour vous présenter quatre grands coups de coeur, parmi les quatre cents quatre-vingt-deux ouvrages de la rentrée littéraire de janvier 2024. Au programme des réjouissances : Irène de Manuel Vilas (traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon) aux éditions du Sous-sol ; Basses Terres d'Estelle-Sarah Bulle chez Liana Levi ; La Louisiane de Julia Malye chez Stock et Fabriquer une femme de Marie Darrieussecq chez POL.Un podcast réalisé en partenariat avec les éditions DUNOD, l'éditeur de la transmission de tous les savoirs.Enregistrement : décembre 2023 Réalisation : Lauren Malka Musique originale : Ferdinand Bayard Voix des intertitres : Antoine KerninonProduction : Livres HebdoMerci à Léane Devis, des éditions du Ricochet et à Didier Teyras de la branche française de Mineditions pour leur participation, ainsi qu'à Laurence Thomas et Guillaume Leroux, responsables de la librairie Charlemagne et Vanessa Amiot, responsable de la communication.Crédits des archives :« La Belle et la Bête : l'attaque des loups » https://www.youtube.com/watch?v=s8EPzO626Fk
0:00 Où sont passés les méchants de la littérature jeunesse ? (https://app.ausha.co/app/show/137672/episodes/edit/3415184) 8:49 À la rencontre de la librairie Charlemagne qui fête ses 100 ans. (https://app.ausha.co/app/show/137672/episodes/edit/3415184) 17:05 Les avant-critiques de l'équipe de Livres Hebdo. (https://app.ausha.co/app/show/137672/episodes/edit/3415184)
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