Citations sur Dernière saison dans les Rocheuses (45)
La nature est aimée par ce qu'il y a de meilleur en nous.
Ralph Waldo Emerson (1803-1882)
La veille de mon départ, j'entrepris d’écrire à mon père une lettre d'excuses, cherchant à justifier mes erreurs passées. J'avais quitté la ferme familiale deux ans plus tot, à la suite d'une violente dispute à propos d'un bout de terrain. Je ne pouvais lui en vouloir de me refuser cette parcelle, car je n'avais pas fait grand-chose pour la mériter, mais il avait donné leur part d'héritage à mes frères le jour de leur dix-huitième anniversaire. Je lui avais reproché sa pingrerie et nous nous étions quittés en nous maudissant mutuellement. Depuis lors, je ne l'avais pas revu.
Je tenais donc à me rabibocher avec lui avant de partir. Le destin en décida autrement. Alors que je tentais, à contrecœur, de faire amende honorable, je reçus une lettre de ma sœur, expédiée des mois auparavant, m'informant de son décès. Je le savais en mauvaise sante, se soignant à grand renfort de whisky, sans imaginer que sa maladie le tuerait. Je e croyais immortel et j’étais persuadé qu'il serait présent à mon enterrement, toujours a me dénigrer. Eh bien, non. C’était écrit noir sur blanc : mort et inhumé dans ses terre. J'ai senti mes tripes se serrer. Nous avions eu de sérieuses empoignades, personne ne pouvait le nier, mais j’étais convaincu que nos differences finiraient par s'aplanir. J'avoue avoir pleuré comme un gosse en lisant la lettre.
L'orage d'un chagrin dévastateur passé, la triste nouvelle de sa disparition ne me donna pas l'envie de crier victoire ni de danser sur sa tombe, plutôt le sentiment d’être enfin libéré d'un passé qui souillait mon esprit et ma conscience. Pour le meilleur ou pour le pire, j’étais seul, libre de mes mouvements, prêt à mettre mon courage a l'épreuve.
La nature est aimée par ce qu'il y a de meilleur en nous .
Ralph Waldo Emerson ( 1803 - 1882 )
p.9
De ma position, je voyais la prairie où gisaient les cadavres de centaines de bisons, certains déjà dépecés. Des vautours déchiquetaient les entrailles, disputant leur festin aux pies qui laissaient en s'envolant des traînées cramoisies sur l'herbe verte. Les toisons sanguinolentes des bêtes non dépouillées attiraient des meutes de loups excités.
Ferris s'interrompit brusquement.
- Regarde...
Au loin, un gros bison mâle débouchait d'une forêt de pins, s'enfonçant dans la neige jusqu'au ventre. Soudain, il s'immobilisa et émit un grondement sourd. Il nous avait sentis. Lentement, Ferris tendit la main vers son fusil, mais le geste fit craqueter le givre qui s'était formé sur le manteau. Alerté par le bruit, l'animal fit volte-face et s'éloigna. Nous sautâmes en selle et poussâmes nos chevaux à travers l'épaisse couche de neige molle. Au bout de deux milles, nous débouchâmes sur un bras de rivière gelé, balayé par le vent.
Nous vîmes l'énorme bête déraper sur la surface verglacée, tomber, se relever, glisser à nouveau, se redresser et retomber. Nous sautâmes à terre. Il ne nous semblait pas régulier de tirer sur du gibier sans défense. Nous l'observâmes pendant une minute. Il grognait, battait l'air de ses pattes, incapable de se remettre debout. Alors, d'un même mouvement, nous levâmes nos fusils et fîmes feu. Il fit un bond désespéré en avant, chancela et s'immobilisa. Ferris rechargea son arme et tira une seconde fois. Les deux coups avaient atteint leur cible quasi au même endroit, juste au-dessus de l'épaule. Le bison, foudroyé, s'affaissa sur le flanc.
Le whisky chauffait mes veines, une immense lassitude m'envahit et je m'endormis en rêvant de notre épopée dans l'obscurité glacée.
Une pluie de flèches s'abattit sur le troupeau, accompagnée de violentes détonations. Je levai mon fusil et entrai à mon tour dans ce chaos poussiéreux. J'entendais les chasseurs s’interpeller, hurler, jurer en diverses langues. Les bêtes tourbillonnaient autour des cavaliers qui s'acharnaient sur elles à coups de fusils, de lances, de haches de couteaux.
Nous chevauchâmes dans la lumière pourpre, avec, à l'ouest, la beauté stérile des pics glacés, l'immensité silencieuse de la plaine résonnant à l'intérieur de nous.
Il prit une bouteille de whisky des mains de Moses Branch et me a tendit :
- Allez, lâche-toi ! Et si t'as besoins de conseils pour apprendre à conter fleurette, te gêne pas, je suis là.
Je m'escrimai sur le bouchon.
- Si tu mets autant de temps à tirer qu'à boire un coup, je m'étonne que tu sois encore en vie, blagua Branch. Tiens, donne-moi cette bouteille, bon à rien. Mais commence par nous raconter tes exploits. La bataille d'abord, la bouteille après.
- Il n'y a pas grand chose à raconter. On a abattu un bison, à l'ouest du grand méandre. Son poids a fait casser la glace et...
Je pensais au stock de bonne viande que nous avions laissé pourrir derrière nous, aux cadavres de bisons en putréfaction, après la grande chasse. Quel gâchis ! Le saccage des rivières par des brigades de plus en plus nombreuses transformerait bientôt cette nature riche et indomptée en désert cartographié, surexploité et hostile. Peu d'hommes se souviendrait de ce pays tel qu'il avait été dans sa glorieuse pureté originelle.