AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de AnnaCan


« Le mal imaginaire est romantique, romanesque, varié ; le mal réel est morne, désertique, ennuyeux. le bien imaginaire est ennuyeux ; le bien réel est toujours nouveau, merveilleux, enivrant. »

Simone Weil

J'avais déjà eu l'occasion d'apprécier la lucidité, le courage, l'humanité et l'humour d'Emmanuel Carrère dans « D'autres vies que la mienne » et dans « Yoga », mais là, je l'ai trouvé incomparable. Je n'ai cessé de me dire, tout au long de la lecture passionnante, bouleversante, éclairante, et aussi férocement drôle des chroniques judiciaires qu'il a tenues durant les dix mois du procès des attentats du 13 novembre 2015, qu'aucun autre que lui n'aurait pu le faire aussi bien. Avec autant d'abnégation et de rigueur, dans sa quête constante du mot juste, dans sa restitution sur le fil de l'émotion, toujours à la bonne distance, ni trop près, ni trop loin, avec ses doutes innombrables et parfois avec ses certitudes, ou plutôt, non, pas ses certitudes, ses convictions. Emmanuel Carrère a des convictions, qu'il n'impose pas, il a surtout énormément de doutes et des questions, qu'il sait partager, et, parce que c'est un homme qui a longuement expérimenté la souffrance, une souffrance psychique inouïe dont il a fait le matériau de quelques uns de ses plus beaux livres, il a développé une sensibilité à l'égard d'autrui tout à fait exceptionnelle. Nullement enfermé dans une bulle auto-centrée comme certains lecteurs le lui ont parfois reproché, il comprend remarquablement bien l'âme humaine, et nous la donne à voir, sans concession et sans jugement, toute nue, dépourvue de ses artifices, dans toute sa misère et dans toute sa beauté.

Un procès, c'est comme une pièce de théâtre en trois actes, en beaucoup plus long et, en dépit de la charge émotionnelle indéniable d'un procès comme celui-ci, en beaucoup plus ennuyeux, car il y a des redites, beaucoup de redites, des silences interminables, des points de procédure fastidieux, des incidents pénibles. Il faut donc être sacrément motivé et terriblement endurant pour suivre un tel marathon judiciaire durant dix mois, deux qualités dont Emmanuel Carrère ne manque manifestement pas.
Mais un procès, ce sont aussi des moments d'une intensité rare, un suspens parfois haletant, et c'est une formidable entreprise de dévoilement. On y vérifie plus souvent qu'à son tour la phrase de l'écrivain et dramaturge britannique Harold Pinter : « Une chose n'est pas nécessairement vraie ou fausse; elle peut être tout à la fois vraie et fausse. » le problème, c'est qu'à l'issue du procès, il faut rendre un jugement, autrement dit il faut trancher. Et selon qu'on privilégie telle ou telle interprétation des faits, l'accusé sera condamné à une peine plus ou moins lourde, ou acquitté.

Acte I - Les parties civiles.
Les attentats du 13 novembre, c'est 130 morts, un de plus si l'on y ajoute un jeune homme qui a mis deux ans et six jours à devenir le cent trente et unième après s'être pendu dans sa chambre d'hôpital.
Le V13, c'est 2.400 parties civiles, 300 témoins, parents des victimes, rescapés, dont certains irrémédiablement marqués dans leur corps et, bien sûr, tous marqués à vie dans leur tête. Parmi les rescapés, on a des personnes qui ne se pardonnent pas d'en avoir piétiné d'autres pour tenter de sauver leur peau, d'autres qui se sont conduit avec un courage ou un altruisme dont ils ne se savaient pas capables, et on a Guillaume.
Guillaume est cet homme qui, depuis la fosse du Bataclan, échange un long regard avec Samy Amimour qui, depuis la scène, tire sur tout ce qui bouge, soupire, exhale, proteste, gémit à ses pieds. Dans cet échange de regard, le terroriste lui fait comprendre qu'il ne le tuera pas, du moins pas pour l'instant : « Toi, tu es avec nous. Lève-toi.» À la question, bien légitime, qu'on se pose tous : « Pourquoi le terroriste l'épargne, lui et lui seul ? », Guillaume répond : « C'est peut-être parce qu'il n'a pas croisé beaucoup de regards ce soir-là. » Et cela m'a immédiatement renvoyée à un autre témoignage, celui de Sigolène Vinson, et à d'autres attentats, ceux de Charlie Hebdo onze mois plus tôt. le témoignage de Sigolène m'a profondément marquée, à l'époque, et j'ai conservé précieusement l'article du journal le Monde (14/01/2015) dans lequel il est consigné. Elle aussi a eu un long, un très long échange de regards avec Saïd Kouachi. Son frère et lui venaient de commettre un massacre dans la pièce d'à côté, il la débusqua, cachée derrière un parapet, et la mit en joue. Vêtu comme un type du GIGN, en noir des pieds à la tête et cagoulé, elle ne voyait que ses yeux. « Je l'ai regardé. Il avait de grands yeux noirs, un regard très doux. » Elle a accroché son regard au sien et ne l'a plus quitté des yeux jusqu'à ce qu'il s'en aille.

Acte II - Les accusés.
Le V13, c'est 14 accusés, tous des seconds couteaux, les neuf tueurs étant morts en actionnant leur ceinture d'explosifs, arrosant les alentours de chair humaine et de boulons mutilants.
Si la parole, particulièrement riche et abondante, des témoins est ce qui a caractérisé l'acte I, c'est le silence qui prédomine dans l'acte II. Sur les 14 accusés, sept sont des gros poissons en ce sens qu'ils risquent très gros, la peine maximale, et ce sont eux qui refusent de parler. Sur les sept, trois ont participé aux attentats en qualité de logisticiens. La question de savoir s'ils étaient prévus pour tuer est ouverte. Salah Abdeslam était prévu, mais il ne l'a pas fait, soit que sa ceinture d'explosifs n'ait pas fonctionné, soit qu'il ne l'ait pas actionné. Il y a également quatre combattants aguerris de Daech qui eux non plus n'ont pas tué, du moins pas dans le cadre des attentats du 13 novembre. Les sept gros poissons dans le box refusent de parler au motif que ça ne sert à rien de toute façon. Leur sort est scellé, ce en quoi il n'ont pas tout à fait tort.
Mais un jour, contre toute attente, Sofien Ayari, l'un des quatre combattants aguerris de l'État islamique, dit qu'il veut parler parce qu'il le doit, dit-il « « à cette femme qui a perdu sa fille à une terrasse et qui m'a fait penser à ma mère. Elle a dit qu'on aurait pu être ses enfants, des petits anges qu'elle aurait tenus par la main pour les emmener à l'école. Elle a demandé : “Qu'est-ce qui a pu se passer pour que ces petits enfants deviennent comme ça ?” Je ne peux pas lui ramener sa fille. Je ne peux pas la rendre heureuse. Mais je peux essayer de lui répondre. Je lui dois ça. »
Et Sofien Ayari parle six heures durant. Son parcours, je le résume : jeune tunisien bien éduqué, printemps arabe 2011, espoirs immenses, immenses déceptions, départ pour la Syrie « pour des raisons plus politiques que religieuses ».
Cette femme à qui il parle et qui pourrait être sa mère, c'est Nadia Mondeguer qui a perdu sa fille dans les attentats, fauchée par une rafale de kalachnikov, puis son mari six ans plus tard, fauché par la maladie et le chagrin. Cette femme « chaleureuse, affectueuse à l'humour sauvage et désespéré, tout le monde aimerait l'avoir comme mère » confesse Carrère. Nadia, à la fin des six heures d'audience a dit : « J'ai trouvé la forme excellente, la pensée rigoureuse : j'ai adoré. »

Acte III - La cour.
Le V13, c'est un Président et quatre magistrates assesseures qui rendront leur verdict à l'issue des neuf mois du procès. Il n'y a pas de jury populaire dans un procès pour terrorisme par peur des représailles. le V13, c'est trois avocats généraux, une femme et deux hommes, pour l'accusation, c'est 350 avocats de parties civiles, et une trentaine d'avocats de la défense. Ceux-là, Emmanuel Carrère les appelle « les chevaliers du pénal » car il faut en effet avoir le droit chevillé au corps pour défendre des types que tout le monde préfèrerait voir morts. Comme l'explique l'un d'eux, il est essentiel de distinguer le type et l'acte. Ce qu'ils défendent, ce n'est évidemment pas la pédophilie ou le terrorisme, ce qu'ils défendent, c'est un pédophile ou un terroriste.

« L'amour du méchant n'est pas l'amour de sa méchanceté, ce serait une perversité diabolique. C'est seulement l'amour de l'homme lui-même, de l'homme le plus difficile à aimer. »

Vladimir Jankélévitch
Commenter  J’apprécie          10460



Ont apprécié cette critique (93)voir plus




{* *}