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Critique de AnnaCan


« J'ai bien dû rester là encore une partie de la nuit suivante. Toute l'oreille à gauche était collée par terre avec du sang, la bouche aussi. Entre les deux y avait un bruit immense. (…) J'ai toujours dormi ainsi dans le bruit atroce depuis décembre 14. J'ai attrapé la guerre dans ma tête. »

Les premiers feuillets du manuscrit sont manquants, j'ignore donc par quoi aurait dû commencer Guerre, mais ce qui est sûr, c'est que cette entrée en matière est saisissante. D'emblée, on est sur le champ de bataille « au milieu de la boue d'obus bien triturée », au milieu de ce qui fut une compagnie, un régiment, un convoi avec hommes, chevaux, fourgons qui désormais ne sont plus que « des petits monticules sur la pente puis dans le verger où fumaient, grésillaient et brûlochaient comme ci comme ça nos voitures. » On est donc là, dans cette mélasse d'obus, de cadavres et de cendre avec Ferdinand qui souffre atrocement de la tête, de l'épaule, du genou, de la faim, de la soif, mais qui parvient à se mettre debout et à faire quelques pas. Il n'est pas dans l'état de trop réfléchir, mais il est dans l'état de comprendre « qu'il a plus l'air de rester que [lui] en fin de compte dans cette saloperie d'aventure. »

Claude Simon disait à propos de la guerre à laquelle il prit part, vingt-cinq ans après Céline : « Dans la réalité, cette guerre peut se résumer en trois mots: meurtrière, bouffonne, scandaleuse. »
Céline n'aurait pas renié cette phrase. Je crois même qu'elle s'applique à la perfection à ce qu'il pensait de la guerre, à ce qu'il en a toujours pensé : une bouffonnerie sanglante, obscène et révoltante.

Ce roman dont on a retrouvé miraculeusement le manuscrit qu'on croyait à jamais perdu, dont on pense qu'il a été écrit entre la publication du Voyage au bout de la nuit en 1932 et celle de Mort à crédit en 1936, est à l'image de la guerre, de toutes les guerres : le tragique l'y dispute au comique, la terreur au grotesque, l'horreur à la grâce. S'il fallait lui trouver un équivalent en peinture, je dirais La guerre, tableau peint par le douanier Rousseau à la fin du XIXème siècle. de même que le trait faussement naïf du peintre met en valeur, si j'ose dire, l'horreur de ce qu'il nous donne à voir, Céline met en scène son double romancé, jeune homme tout juste sorti de l'enfance oscillant entre candeur et ardeur, entre peur et bravoure, dégoût et curiosité qui, au contact de la guerre, de rencontres fortuites et essentielles, va accéder en mode accéléré à une forme de savoir cynique et désabusé :

«Le coup qui m'avait tant sonné si profondément ça m'avait comme déchargé d'un énorme poids de conscience, celui de l'éducation comme on dit, ça j'avais au moins gagné. (…) Je devais plus rien à l'humanité, du moins celle qu'on croit quand on a vingt ans avec des scrupules gros comme des cafards qui rôdent entre tous les esprits et les choses. »

Et quand la chance se présente enfin, sous la forme d'une médaille décernée au grand blessé pour son courage sur le champ de bataille, une distinction aussi absurde que la guerre elle-même, Ferdinand la saisit — « j'ai pas cédé à la surprise qu'aurait voulu que je reste aussi con qu'avant à manger du malheur et seulement du malheur ». Il sera dit qu'il ne sera pas aussi con qu'avant ni surtout aussi con que ses parents, eux dont il vomit la bêtise, la soumission et les bons sentiments de livre en livre.
Je me suis longtemps interrogée sur les raisons de la haine, du dégoût exprimés par les doubles littéraires de Céline à l'égard des doubles littéraires de ses parents. J'ai trouvé des éléments de réponse dans Guerre venus conforter mes intuitions à la lecture de Mort à crédit.

Il y a d'abord que ses parents sont des perdants, des petites gens que la vie a malmenés et qui jamais ne se rebellent. Il y a bien les colères explosives du père, récurrentes dans Mort à crédit, mais elles se retournent contre lui-même, contre son fils et contre sa femme, pas contre l'ordre établi. Ils sont bien trop respectueux, bien trop craintifs pour avoir ne serait-ce que l'idée de renverser la table. Leur souci des convenances l'emporte sur leur droit à la plus élémentaire justice, le paraître l'emporte sur l'être. Et ça, ça le rend absolument dingue, Ferdinand, comme en témoigne l'épisode de son réveil après une intervention chirurgicale particulièrement longue, douloureuse et risquée :

« Ma mère au pied du lit continuait à être horriblement gênée par mon dégueulage, et mes insultes, et mes ordures, et mon père me trouvait bien indécent encore dans l'occasion. (…) Je disais plus rien. Jamais j'ai vu ou entendu quelque chose d'aussi dégueulasse que mon père et ma mère. J'ai eu l'air de m'endormir. Ils sont partis, pleurnichant vers la gare. »

Il y a aussi que ses parents ne nomment pas les choses, préférant taire ce qui les indispose ou les terrorise plutôt que les voir en face. Sourds et aveugles volontaires, ils nient le réel :

« De mon oreille on ne parlait jamais, c'était comme l'atrocité allemande, des choses pas acceptables, pas solubles, douteuses, pas convenables en somme (…) Je sentais ça sur moi à chaque geste, comme une pieuvre bien gluante et lourde comme la merde, leur énorme optimiste, niaise, pourrie connerie, qu'ils rafistolaient envers et contre toutes les évidences à travers les hontes et les supplices intenses, extrêmes, saignants, hurlants sous les fenêtres mêmes de la pièce où nous bouffions, dans mon drame à moi dont ils n'acceptaient même pas toutes les déchéances puisque les reconnaître c'était désespérer un peu du monde et de la vie et qu'ils ne voulaient désespérer de rien envers et contre tout. »

Et bien sûr, cette négation du réel passe par la langue, on en revient toujours à la langue avec Céline. le père de Ferdinand, dont on sait qu'il a reçu de l'instruction, écrit à son fils convalescent « des lettres parfaitement écrites en parfait style », dans lesquelles il l'exhorte à la patience et le loue pour sa bravoure, une bravoure que Ferdinand prétend ne pas connaître, préférant insister sur ses peurs. Mais de cela il ne peut parler à personne, à son père moins qu'un autre :

« Le plus cruel de toute cette dégueulasserie c'est que je l'aimais pas la musique des phrases à mon père. Mort, je me serais relevé je crois pour lui dégueuler sur ses phrases. »

Céline s'efforce d'être au plus près du vécu brut, du ressenti brut. Son père, lui, ne cherche pas à faire juste, mais à faire beau, à faire élégant. Cela donne une belle langue, une langue fleurie mais jamais vraie. C'est cela que vomit Céline. Lui, il dépouille la langue de ses ornements, il la met à nu, à vif, particulièrement dans ce roman-ci, roman à l'écriture rapide, de premiet jet, plus cru et moins travaillé que les romans publiés de son vivant, et dont la plume triture, malmène la langue française comme jamais. C'est un acharné, dans son genre. Il est dur, on pourrait presque dire cruel dans sa façon de maltraiter la langue.

Moi, je l'admire immensément pour cela, pour ce courage-là.
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