Tiens, voilà le petit con, dit le bistrot sans méchanceté, et l'un des consommateurs ouvre grand la bouche, en imitant Yann, pour faire rigoler les autres. Ils rigolent, sans méchanceté eux non plus. Les gens ne sont pas méchants, vous savez : ils n'aiment pas aimer, voilà tout.
Seules les larmes nous gardent le regard assez clair pour reconnaître ceux qui vivent hors du temps.
Yann vous aime comme il n'a jamais aimé personne, comme il n'aimera plus jamais personne. Et pourtant, il faut qu'il vous oublie – je veux dire : qu'il cesse de penser à vous, sans quoi il est perdu. Sans quoi il est perdu, Mme Jeanne ! répéta-t-il avec force. Son cœur a grandi aussi vite que lui, mais pas son esprit, vous comprenez ? C'est aussi le drame de ces enfants-là : ils possèdent et ils réclament un amour au-dessus de leurs moyens. Tout ce qui lui est advenu, sa mémoire ne pourrait pas le conserver sans en être détruite. Il en deviendrait fou, fou pour de vrai – alors qu'il n'y a pas une once de démence chez ces enfants. Il faut qu'il oublie : qu'il oublie sa mère, son père, l'accident, M. Lerouville, les Montessant, les Prairies et maintenant le petit paradis de l'hospice. Qu'il oublie le malheur parce qu'il n'a pas la force de le tenir à distance, et qu'il oublie le bonheur puisqu'on le lui a retiré. Puisque la connerie des adultes le lui retire sans cesse ! explosa-t-il. Leur égoïsme, leur goût de l'ordre ou de l'argent, leurs réglements ! Puisque ce gosse sans âge marchera toute sa vie, comme font les petits enfants, la tête tournée en arrière tandis qu'on l'entraîne par la main ! Puisqu'il ne cessera de crier à tous ces gens qui lui tournent le dos : Mais moi, je vous aimais...
Une ou deux fois par an, les vivants s'aperçoivent qu'ils piétinent les morts. Alors, ils leur apportent des fleurs qui se faneront moins vite que leur gratitude.
Ils sont des millions à entendre cette information La plupart n'y prêtent pas attention; beaucoup haussent les épaules en murmurant : "C'était bien la peine.... "ou "Tant que ce n'est pas au point, ils feraient mieux...."
Mais plusieurs trésaille en l'entendant, et leur coeur à eux s'arrête un instant. Un Vieux prêtre dans une maison de retraite. Une fille de salle dans un C.E.T. ; elle achevait de ranger dans une armoire et il lui faut s'asseoir, car ses jambes se dérobent sous elle. Un Professeur de psychiatrie infantile ; il se lève d'un bond et pousse un cri de bête blessée. Un personnage à double menton, et sa femme, qui porte au coup un collier de grosses perles.
Ils sont attablés pour dîner ; ils repoussent leur assiette sans un mot. Une fille rousse, aux ongles verts ; elle est nue dans un lit avec un type, et elle se met à pleurer et le type lui demande : "Qu'est-ce qu'il te prend?"
Et aussi un grand africain, seul dans un logement tout neuf, et il étend la main rose et noire vers le transistor et il fait taire l'Occident.......
Un enfant un peu déficient dans une classe, voilà peut-être le seul moyen d'ouvrir les autres à la fraternité, à l'attention; de leur prouver qu'il existe d'autres qualités que celles qui conduisent à ce qu'on appelle la réussite. Les parents n'ont que ce mot à la bouche !
Les habitudes sont un ciment qui prend vite.
Quand le public est inquiet, l'acrobate tombe.
Les gens ne sont pas méchants, vous savez : ils n'aiment pas aimer, voilà tout.
Au fond, contrairement à ce qu'on répète depuis cinquante ans, l'argent, les crédits, c'est ce qu'il y a de plus facile à trouver. Ce qui manque , ce qui va manquer de plus en plus, c'est... c'est le reste.
Ils se turent ; aucun d'eux n'eût oser prononcer le mot "amour".