Citations sur Le dernier pour la route : Chronique d'un divorce ave.. (11)
Alors on boit un verre en regardant loin derrière dans la glace du comptoir
Nous ne sommes peut-être pas les rois du Kama Sutra, les trapézistes du plumard, des détonateurs d'orgasmes, mais nous nous sommes beaucoup employés à le devenir. Peut mieux faire sûrement. Mais travailleur. C'est incontestable.
(...)
Sans rien se dire, nous voici tous rivalisant de grossièreté, comme si notre jean fouterie servait de cache-misère à une sexualité devenue par la force de notre maitre, l'alcool, la marque la plus lamentable, la plus accusatrice aussi, de notre impuissance.
"J'arrête de boire", "J'arrête de boire aujourd'hui".
Pas de réveil sans vœu pieux! A force de ne jamais tenir ma promesse, j'ai fini par ne plus y croire vraiment. Le pire, c'est cela, se trahir soi-même, chaque jour, ne plus se respecter, savoir que l'on se ment, et s'en accommoder.
Entre deux et trois litres par jour, soit de vingt à trente décilitres quotidiennement ou presque. Du blanc, du rosé, du rouge, plutôt de qualité. Il y a des multiplications qu’il vaut mieux ne pas tenter, sous peine de culpabiliser davantage et de noyer sa honte.
Chaque pays a ses mots pour ses doses. Ici, on ne parle pas de verre, mais de déci, de décilitres : « Un ou deux ? » Va pour deux. On ne compte pas, on mesure. Les barriques, les fûts, les bouteilles, les godets, les ballons,
Cet alcool-là, celui de l’aube, est silencieux, médical, comme subi, incontournable, indispensable. Personne ne regarde personne. Les yeux au fond des verres. Nulle part.
L’alcool ne me fait pas faux-bond. Il est là, il prend ma place à l’abandon. Il me gouverne. Il barre. Il va me soutenir en m’enfonçant. Jusqu’au soir, jusqu’au lit.
Il me faut l’exorciser. J’ai besoin d’aide. Je le sens. Il est fort, il cajole, il envoûte, il finira par me tuer. Là où je vais, on dit qu’ils savent le combattre. J’ai hâte et j’ai peur. Cinq semaines pour tenter d’en sortir. Ils me l’ont dit au téléphone : c’est le tarif pour une cure rédemptrice. Ils vont me laver le foie, le cerveau, l’humeur, le cœur. Que restera-t-il de mon âme ?
Appliqué, perfectionniste comme toujours, j’avais déjà préparé le papier qu’il me faudrait écrire sur Auschwitz. Je le relisais, le corrigeais, le ciselais dans le wagon avec la meute – une vingtaine de confrères – venue ici pour rendre compte, comme moi. Chacun avec son style, son cœur, son métier. Et puis, à l’aube, il gelait, les grilles se sont ouvertes, le train a pénétré dans le calme assourdissant des camps. Jamais je n’ai ressenti, même aux plus sanglants, aux plus dégueulasses, aux plus dramatiques de mes reportages de guerre, un si grand effroi et une aussi forte appartenance à l’humanité. Un incroyable tournis de compassion, de culpabilité, de fraternité, de honte, d’amour m’a chaviré. J’ai jeté mon papier « prêt à porter ». J’ai bu une gorgée de la bouteille de vodka enfermée dans mon sac et j’ai écrit, ma plume guidée par la détresse et le trop-plein d’émotion, par l’espoir aussi.
Nous étions en 1958. De Gaulle commençait à décoloniser, avec ses nègres-blancs bien élevés, le Sénégalais Senghor et l’Ivoirien Houphouët, promus quarante-cinq ans plus tard sages d’une Afrique qui continue sa quête pour la dignité, la vraie : manger, se soigner, décider, exister. Un formidable leurre, on disait « la Communauté franco-africaine ». Dans les marchés, les rues, les haut-parleurs vissés sur des 403 breaks gueulaient sur un air de meringué : « Le gouvernement nous invite à voter, pour créer la Communauté. Faudra dire oui ou bien faudra dire non. Mais quand on se marie, ce qu’il faut dire c’est oui. »