J'avais du mal à écrire, et ce n'était pas seulement parce que mes mains étaient devenues calleuses, que mes doigts s'étaient recourbés autour des manches de pelle ou de pic et qu'il m'était incroyablement difficile de les déplier.
J'avais du mal à écrire parce que mon cerveau s'était épaissi comme mes mains, mon cerveau saignait comme mes mains. Il fallait ranimer, ressusciter des mots qui étaient désormais sortis de ma vie...
Le mécanisme qui broyait et tuait semblait éternel.
Ceux qui avaient tenu le coup, ceux qui avaient survécu jusqu'au terme de leur peine, étaient voués à de nouvelles errances, à de nouvelles souffrances sans fin. Le désespoir de n'avoir aucun droit, ce destin irrémédiable, c'est l'aube noire de sang des lendemains.
Mais il n'y avait pas que l'indifférence, l'envie et la peur pour témoigner de mon retour à la vie. La pitié à l'égard des animaux me revint avant la pitié à l'égard de l'homme.
Le camp était une grande épreuve pour les forces morales de l'homme, pour l'éthique humaine élémentaire, et 99 % des hommes ne la surmontaient pas.
Ceux qui la surmontaient mouraient avec ceux qui ne l'avaient pas surmontée, s'efforçant d'être les meilleurs et les plus fermes uniquement pour eux-mêmes.
Depuis la nuit des temps, les administrations des prisons et des camps ont inventorié les dents en or arrachées.
Il en a toujours été ainsi et, à la Kolyma, nul n'a été surpris en apprenant qu'on arrachait les dents en or en Allemagne.
Le massacre de milliers de gens en toute impunité ne put justement réussir que parce qu'ils étaient innocents.
C'étaient des martyrs. Pas des héros.
Je savais que tout homme, ici, avait son DERNIER RECOURS, la chose la plus importante ; ce qui l'aidait à vivre, à s'accrocher à la vie qu'on s'efforçait de nous ôter avec tant de persévérance et d'opiniâtreté.
Moi, mon ultime recours salvateur, c'étaient les vers : mes vers préférés, écrits par d'autres, dont le souvenir demeurait de façon étonnante là ou tout le reste avait été oublié depuis longtemps, rejeté, chassé de la mémoire.
L'unique chose qui n'avait pas encore été étouffée par la fatigue, le froid, la faim et les humiliations constantes.
La bougie brûle et se meurt en fondant
Tous les symptômes, tous les signes trop clairs,
D'un mal que médecins et savants
Nomment dystrophie alimentaire,
Mais que ceux qui ne parle pas latin
Appellent tout simplement la faim.
Véra Inber cité par Chalamov
On donnait tous les jours aux victimes de l'année 38 une " tache individuelle" dans les tailles aurifères.
Lorsque le détenu ne remplissait pas la norme qu'on lui avait fixée à titre individuel, il était exécuté.
Un chagrin n'est pas vraiment aigu ni profond si on peut le partager avec des amis.