— Dis-moi, s'il te plaît, demande Jonas d'une voix douce. Dis-le-moi.
— Sorgo est vieux.
Alors le garçon comprend.
— Il ne reviendra plus, c'est ça ?
— Oui.
Elle le regarde, ses yeux brillent.
— Il l'emmène à l'abattoir, dit-il trop fort. Il l'emmène pour le tuer.
— Sorgo est vieux, et malade, Jonas, très malade. Monsieur Claude lui donne des médicaments depuis des mois pour l'empêcher de souffrir, c'est un homme bon, il a fait le maximum pour cette vieille bête.
— Il a pourtant l'air d'avoir beaucoup de force encore ! Plus que monsieur Claude. Regarde, il n'arrive pas à la faire monter !
Mireille pourrait lui dire que l'animal lutte pour sa vie, que tout être vivant est capable de dépasser ses propres limites pour continuer de vivre. Mais elle se tait, car l'enfant sait cela aussi bien qu'elle.
Les larmes coulent sur les joues de Jonas. Mireille se lève, l'entoure de ses bras. Il se colle à elle, puis s'écarte, les bras tendus.
— Je ne veux pas !
— Ce n'est pas ton animal, Jonas.
— Il a raison de résister ! S'il entre dans le camion, c'est fini pour lui. Et s'il résiste comme ça c'est qu'il veut encore vivre ! Je veux qu'il vive !
SORGO NE REVIENDRA PLUS.
Jonas observe par-dessus l'épaule d'Aloïse. Devant eux, au-delà du halo de la lampe, au milieu du chemin, deux points rouges les fixent sans bouger.
— C'est quoi ? demande Jonas tout bas.
— Chamois, biche. Cerf peut-être.
— Rien de méchant.
— Il n'y a que les humains qui sont méchants dans les forêts.
LES YEUX ROUGES.
La scène pourrait sembler comique. Un homme tente de faire rentrer un âne têtu dans un camion garé au bord de la route. Mais Jonas, qui les observe de la fenêtre de la cuisine, ne rit pas. Il connaît l’homme, monsieur Claude, et Sorgo, l’âne. L’homme tire de toutes ses forces sur la corde au bout de laquelle l’animal résiste de toutes ses forces, la tête levée. C’est une lutte acharnée. Monsieur Claude grimace, jure et gesticule. L’âne est immobile, les pattes avant tendues sur la planche menant au camion. Ses grands yeux blancs où roulent la terreur et la folie ne savent où se poser.
Mais ce n'est pas pour ça qu'on l'appelle "l'âne" au collège. C'est parce qu'il n'est pas bon élève. Il a des réponses souvent étranges, décalées, qui font rire les élèves, pas les professeurs. "Qui est l'adversaire du Petit Chaperon rouge ? - Sa mère. Elle devait bien savoir qu'un loup rôdait dans les bois. On ne fait pas prendre tant de risques à son enfant quand on l'aime."
- Moi aussi je serais seul, dit Jonas.
- Mais vous ne l'êtes plus. Vous vous ressemblez beaucoup tous les deux. Vous ne voulez pas seulement voir la surface du monde, vous voulez sa magie, ses trésors. Alors vous creusez, quitte à vous éloigner parfois des autres. Mais on peut creuser à deux.
- Deux paires de gants, deux bonnets, deux lampes... tu as tout en double ? demande Jonas.
- On est deux, non ?
- Non, trois.
- Je n'ai pas trouvé de bonnet d'âne, dit Aloïse dont le sourire est audible dans la nuit.