Troublée, je méditai non sans amertume sur l’étendue de mon ignorance. Je m’étais toujours crue savante, parce que je connaissais jusqu’au moindre recoin de mon île, la plus discrète source, le plus humble roc, mais aussi le nom de toutes les plantes, et de toutes les bêtes, sur terre, dans le ciel, sous les récifs. Mais en dehors d’Aryl, comme je m’en rendais compte brutalement, je ne savais rien.
Et tandis que j'apprenais, mon esprit se dilatait. Il se déployait à la façon d'une carte qu'on déroule avant de la lire. Une carte presque vierge, encore, mais que je couvrais de mots.
"Ils devineront qu'il y en a d'autres, des comme toi ! Et alors, ils nous traqueront comme des bêtes. Cela est déjà arrivé ! Ils violeront nos femmes, pour y planter leurs graines malades et immondes. Ils tueront nos hommes, pour qu'ils ne puissent plus ni nous servir ni nous féconder. Tout cela est déjà arrivé, entendez-moi ! Et tout cela se reproduira encore, si nous baissons notre garde !"
Quand enfin il me vit, il se figea. Un instant nous demeurâmes immobiles puis, n'y tenant plus, je courus à lui pour le serrer contre moi, ma tête contre sa poitrine. Je le sentis trembler de tout son corps puis, malhabile, hésitant, il me rendit mon étreinte.
_ Merci, chuchota-t-il.
L'étreinte se prolongea une respiration de trop. La respiration qui distingue la neutre accolade de deux camarades soulagés de se retrouver de... d'autre chose. Manik se dégagea et m'écarta d'un sec revers de bras, si bien que je vacillai de quelques pas en arrière, avant de m'écraser fesses dans la boue, sous le regard moqueur de toute la patrouille. Manik n'y avait rien mis d'autre que sa simple force de Leif, aucune brutalité particulière, mais son geste me peina au plus haut point. Soudain, je pris conscience que j'avais attendu ce moment pendant des lunes. Pouvoir, juste, le sentir contre moi et lui faire comprendre sans un mot à quel point je tenais à lui. A quel point il m'avait manqué, quand je grelottais sur le pont du Tison, quand je trimais dans les boyaux sans air, et qu'à chaque instant je tremblais pour lui. Quand lui croupissait à fond de cale ou subissait les humiliations de l'Académie. Quand lui endurait je ne savais quoi dans cette stabule, d'où montaient des cris bestiaux.
Qu’il était loin, le temps où nous nagions sous les rochers pour cueillir de la mélitoine, cette époque où je le voyais comme un simple camarade de troc et de plongée ! Je ne savais même pas laquelle de nos nombreuses épreuves, au juste, avait fait de nous des amis.