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Critique de berni_29


J'ai longtemps hésité à lire ce roman pour diverses raisons. La nuit tombée est un court roman d'Antoine Choplin qui m'a entraîné dans le voyage de Gouri sur sa moto qui tire une remorque brinquebalante. Nous sommes en Ukraine. C'est un voyage entre Kiev et Pripyat, deux ans après le drame de Tchernobyl, rappelez-vous c'était un certain 26 avril 1986. Gouri, sa femme et sa fille, comme des milliers de personnes ont dû fuir rapidement la zone contaminée dans les jours qui suivirent l'événement.
Il revient là-bas deux ans après, il revient sur ses pas. Pourquoi revient-il ? Il revient avec une idée dans la tête. Retourner à l'appartement de Pripyat qu'ils habitaient, la grande ville aux abords de la centrale nucléaire, la grande ville effervescente qui étaient grouillantes de vies il y a encore deux ans, où les habitants vivaient de cette proximité.
Sur cette route il fait halte dans un petit village chez Vera et Iakov, un couple d'amis et c'est brusquement une longue rencontre faite de retrouvailles et d'émotions. Il y a de la joie à se retrouver. Les gestes se retiennent, s'effleurent un peu. La vodka coule dans les verres, les langues se délient, les souvenirs aussi s'invitent, les larmes se retiennent cependant encore derrière des digues que l'on sent aussi fragiles que le sarcophage qui recouvre désormais le réacteur de la centrale de Tchernobyl.
Avec l'évocation des souvenirs récents et tenaces, des scènes sidérantes se reconstituent sous nos yeux pour dire ce qui fut l'innommable. Comme cette vieille femme qui ne voulait pas fuir sa maison et que deux hommes sortent de chez elle de force à bouts de bras comme si elle était un cadavre... Comme cette maison qu'on décide de démolir et d'engloutir dans une fosse creusée à cette effet par des pelleteuses.
Le père et le fils contemplent ce désastre, ils pensaient avoir vidé la maison et brusquement surgit parmi les décombres une petite Tour Eiffel dans sa bulle de verre où coulait la neige, souvenir désuet de Paris... Comme cet homme, un de ces volontaires chargés d'accompagner l'évacuation des lieux et qui, une nuit, courut tel un illuminé vers cette forêt dont les arbres s'étaient mis soudainement à rougeoyer. C'était comme le chant des sirènes...
Tchernobyl est une de ses catastrophes violentes et insidieuses dont on ne sent pas le mal immédiatement.
Le paysage au début semble comme n'avoir jamais changé. Les gens aussi. Rien ne se voit dans l'air ni dans le vol des oiseaux. C'est après...
Il paraît que, lorsque l'endroit fut vidé de sa population ou presque, les animaux se réapproprièrent ce territoire y compris dans les rues désertes de Pripyat. Des oiseaux entraient dans les maisons et les fenêtres lorsque les fenêtres étaient restées ouvertes. Et puis vinrent aussi des pillards, par centaines, bien que l'accès fût surveillé et protégé sans cesse par les forces de l'ordre...
Gouri, en revenant sur les lieux du drame, sur ce lieu qui restera contaminé durant des centaines d'années encore et sans doute bien plus encore, risque sa vie pour pas grand-chose... On saura plus tard pourquoi il va là-bas, et pourquoi son voyage ultime doit s'effectuer à la nuit tombée...
Mais peut-être l'instant le plus émouvant dans ma lecture fut lorsque Iakov, qui sait qu'il n'en a plus pour très longtemps à vivre, demande à Gouri de l'aider à écrire une lettre pour Vera, parce qu'il ne sait pas bien poser les mots sur une feuille de papier... C'est peut-être là que les digues que j'évoquais plus haut commencèrent à se fissurer, pas celles qui retenaient ce maudit atome en fission, mais celui d'un coeur en sanglot.
Voilà ! Tout ce texte est ainsi tissé par l'écriture empathique d'Antoine Choplin, pudique, tout en retenue. L'horreur de cet événement est dit par ellipse, le sujet n'était pas facile à aborder, il y a une poésie à la fois lumineuse et saisissante qui ne fuit pas cette horreur, qui ne se complet pas dedans, qui dit simplement avec des mots touchants le drame humain qui s'en est suivi pour des milliers de familles...
La trajectoire de Gouri sur sa petite moto fragile ressemble à un chant crépusculaire. Sa quête est comme un geste aussi dérisoire qu'éprise de sens. Elle est belle.
J'ai été ému jusqu'aux bords des larmes par ce magnifique récit porté par beaucoup d'humanité. En refermant ce livre, je n'ai pas pu m'empêcher de penser au père d'une amie de mon épouse, elle s'appelle Svetlana, habite aujourd'hui dans le Finistère à quelques kilomètres de chez nous, son père était pompier là-bas au moment de « l'accident », dont la cause, il faut le rappeler, n'était rien d'autre qu'un essai technique de sécurité qui fut mal maîtrisé dans l'enchaînement de très mauvaises décisions. Il fut avec une quinzaine de ses collègues les premiers à intervenir auprès du réacteur en fusion. Ils furent aussi les premiers à décéder... Certains dès le lendemain...
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