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Critique de AnnaCan


« Ce que je me propose donc, c'est de m'adonner aux joies du souvenir, sans hâte, à petits pas, en n'écrivant que quelques pages de temps à autre. C'est là une tâche qui me prendra sans doute des années. Mais pourquoi appeler cela une tâche ? C'est un plaisir que je me fais. »

Et ce faisant, c'est un plaisir qu'elle nous fait. Pour moi, en tout cas, ce fut un immense plaisir de parcourir les 650 pages que compte ce récit foisonnant, pétillant d'intelligence et bourré d'humour. Je préviens à cet égard que le billet qui va suivre risque de voir son objectivité entachée de nombreuses irrégularités. Je suis en effet confite en dévotion devant « la reine du crime », sa vie, son oeuvre, son ahurissante postérité, depuis ma plus tendre enfance. J'ai lu mon premier Agatha Christie, « L'homme au complet marron », à la fin de l'école primaire, quelque part entre les souvenirs d'enfance de Marcel Pagnol et le Comte de Monte-Christo, et ce fut un véritable coup de foudre, une déflagration dont les secousses se ressentent encore aujourd'hui, près de quarante ans plus tard.

Par ailleurs, ainsi que le souligne cette auteure vénérée dans son avant-propos, ce qu'elle nous offre ici est davantage une promenade au gré de ses souvenirs qu'une rigoureuse autobiographie, qu'elle a rédigée « sans hâte » durant quinze ans, de 1950 à 1965, l'achevant à l'âge de 75 ans.
Par ailleurs toujours, si la grande dame du suspense évoque son travail d'écriture et nous livre de savoureuses anecdotes sur quelques uns de ses livres, elle en préserve tout le mystère.
Par ailleurs enfin, que ceux qui espèrent lire une confession qui lèverait le voile sur certains des épisodes les plus mystérieux de la vie de la « Duchesse de la mort » (François Rivière), comme sa fameuse disparition le 3 décembre 1926, passent leur chemin. Agatha, née Miller en 1890 ayant reçu une éducation victorienne, est une femme très pudique qui dévoile peu ses sentiments. Si elle ne tait pas les malheurs qui l'ont parfois accablée, elle préfère ne pas s'appesantir dessus et nous parler de ses joies qui furent variées et nombreuses.

« J'aime la vie. Il m'est arrivé d'être profondément malheureuse, éperdue de chagrin, au comble du désespoir, mais, en dépit de tout, je maintiens que le simple fait de vivre est merveilleux. »

Et rien que pour cela, ce livre mérite d'être lu. Si le thème n'était pas aussi galvaudé, je parlerais de « feel good book » tant son auteure parvient à nous transmettre, via la narration d'une vie incroyablement romanesque et riche en aventures, sa joie de vivre.
La vie, à l'en croire, fut prodigue à son égard, elle l'aima donc avec passion, avec avidité, privilégiant systématiquement la prise de risque sur le confort et la sécurité. Ainsi lorsque Archie, son premier mari, se voit proposer un travail provisoire qui implique de faire un quasi tour du monde qu'il n'envisage pas sans elle, alors que les obstacles et les difficultés sont innombrables, qu'ils ont une adorable petite fille dont il va falloir se séparer durant de longs mois, la décision ne tarde pas à s'imposer :

« C'est une chance unique. Si nous la laissons passer, nous le regretterons toujours. Comme tu dis, la vie ne vaut pas la peine d'être vécue si on n'ose pas sauter sur une occasion quand elle se présente. »

Ce tour du monde dans l'immédiat après-guerre fut, de son propre aveu, l'une des expériences les plus palpitantes de son existence. Archie travaillait comme un damné sous le joug d'un employeur tyrannique et soupe-au-lait, mais ils visitèrent un nombre impressionnant de pays, de l'Afrique du Sud au Canada en passant par La Nouvelle-Zélande, et purent même s'offrir quelques semaines de vacances à Honolulu où ils s'adonnèrent frénétiquement aux joies du surf (!). À cet égard, je tiens à souligner l'un des immenses charmes de ce récit. Agatha Christie a une façon de présenter les choses, d'un ton faussement détaché et tendrement ironique, avec un naturel si confondant qu'on en oublierait presque que sa vie, sa personnalité, ses succès sont tout sauf ordinaires. Maniant l'auto-dérision avec un plaisir non dissimulé, elle préfère insister sur ses ridicules plutôt que sur ses actes de bravoure. Il ne lui viendrait pas à l'idée de se considérer comme une personne originale et audacieuse. Je crois même qu'elle trouverait ces qualificatifs de fort mauvais goût.
Et pourtant…
Une jeune femme qui fait du surf comme une forcenée au début des années 20, engoncée dans un costume de bain en soie la couvrant des épaules aux chevilles, ce n'est pas ordinaire.
Une femme qui, quelques années plus tard, choisit d'investir l'importante somme d'argent reçue pour la parution en feuilleton de L'homme au complet marron, rebaptisé pour l'occasion Anna l'aventurière (tiens, tiens) dans l'achat d'une automobile, une Morris Cowley, luxe parfaitement inconcevable à l'époque, ce n'est pas non plus très ordinaire.
Une femme qui, à la fin des années 20 et à l'aube de la quarantaine, alors qu'elle traverse la période la plus douloureuse de sa vie, décide de s'embarquer seule ( seule!) pour un long voyage au Proche-Orient à bord du mythique Orient-Express, ce n'est définitivement pas ordinaire.

« J'avais de la difficulté à me remettre de ce choc, mais je savais que mon seul espoir de recouvrer un jour une certaine sérénité consistait à m'éloigner de tout ce qui avait contribué au naufrage de mon existence. Il ne pouvait plus y avoir de paix pour moi en Angleterre après tout ce que j'avais subi. »

Affrontant avec un stoïcisme et un humour à toute épreuve les importuns, les punaises de lit, une traversée de quarante-huit heures dans le désert à bord d'un improbable mini-bus tanguant autant qu'un voilier en pleine mer, et diverses tempêtes de sable, elle s'émerveille de tout ce qu'elle voit : le col des portes de Silicie, Alep, Damas, Baalbek, Bagdad, Felujah…
Mais surtout, elle va y faire une découverte déterminante pour la suite de son existence : l'archéologie. Lorsqu'elle visite pour la première fois le site de fouilles d'Ur, elle est loin de s'imaginer qu'un jour c'est elle qui fera visiter son propre site archéologique à des dames enchapeautées qui lui feront perdre son précieux temps. J'ignore si elle fit perdre le leur au couple qui dirigeait les fouilles à Ur, Leonard et surtout, Katharine Woolley, un « personnage extraordinaire » qu'on aimait ou qu'on détestait, mais ce qui est sûr, c'est qu'elle fut traitée comme un hôte de marque. Car Katharine était enthousiasmée par le meurtre de Roger Ackroyd.

Elle n'était pas la seule. Ce livre fut longtemps le plus grand succès d'Agatha Christie, qui confesse : « Là, j'avais trouvé une bonne formule » (c'est le moins que l'on puisse dire), s'empressant d'ajouter :
« Je la dois en partie à mon beau-frère James qui avait dit d'un air maussade, quelques années auparavant : – Maintenant, tout le monde peut se révéler coupable, dans un roman policier, même le détective. Moi, ce que j'aimerais, c'est un Watson coupable. »
Loué soit le beau-frère James.
Loué soit également Lord Mountbatten qui lui écrivit un jour pour lui demander si elle pourrait envisager une histoire dont le narrateur serait l'assassin.

Comment celle qui fut profondément marquée, dans son enfance, par la lecture de Sherlock Holmes, de Arsène Lupin et du « Mystère de la chambre jaune » (et moi, donc), décida un jour d'écrire un roman policier ? Comment est né Hercule Poirot, « petit homme tiré à quatre épingles, aimant les choses qui vont par paires, carrées plutôt que rondes, très intelligent, qui ferait travailler ses petites cellules grises », puis Miss Marple et son « don de double vue »? Vous le découvrirez en lisant ce livre, et bien d'autres choses encore. Ne comptez pas sur elle, en revanche, pour vous parler du vif et précoce succès remporté par ses livres. Sans doute serait-elle extrêmement surprise par l'incroyable postérité de son oeuvre, abasourdie d'apprendre qu'aujourd'hui, elle est l'écrivain de fiction le plus lu au monde, avec plus de 2 milliards de livres vendus (!). Ce dont je suis à peu près sûre, c'est qu'elle n'en retirerait aucune espèce de fierté. Celle qui aurait rêvé d'avoir la plume d'Elizabeth Bowen ou de Graham Greene, était bien trop lucide pour tirer fierté de quoi que ce soit.

« « Sois bon mécanicien si tu ne sais pas conduire le train. » Il n'y a jamais eu meilleure devise de vie et je crois que je l'ai faite mienne. »
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