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Critique de cedratier


« Homère est morte… » Hélène Cixous (Galilée, 215 pages).
Je n'avais jamais lu Hélène Cixous. Flottaient seulement dans ma mémoire ou mon imaginaire à son propos un nom taillé à la hache, une aura de grande intellectuelle impressionnante et de féministe, quelque chose des parfums de l'Algérie, et une coupe à la garçonne sur un visage émacié. Je savais par une critique survolée dans un magazine que son livre parle de la mort de sa mère, mais il a fallu que je l'aie entre les mains pour que le jeu de mot du titre me saute aux yeux (Ho, mère est morte…). Il y en aura d'autres, des jeux de mots.
Pas de quatrième de couverture pour ce livre étrange, c'est rare, est-ce un choix de l'éditeur ? Mais un prologue d'Hélène Cixous nous éclaire sur son objet. C'est l'histoire de l'accompagnement de sa mère en fin de vie dans sa cent troisième année… Mais non c'est idiot de dire cela, ça n'a rien d'une histoire. Ce serait plutôt le récit, ou le journal de … Mais non, ce n'est pas plus un récit, ni un journal, ni une chronique. Tout juste une longue, une immense plainte, oui, voilà, un cri de 210 pages, avec des saillies de lucidité et d'intelligence extraordinaire, éclairé de références qui parfois intimident mes lacunes « en culture », comme s'il s'agissait d'une adresse à quelques happy few possédant toutes les clés de la psychanalyse, de la mythologie... Un râle avec des pauses et des errances (un pas sur place, un pas de côté, deux pas en arrière, puisqu'il n'est plus question d'avancer, juste de retenir le temps en le trompant), tout cela sorti d'un cahier de notes, des notes qu'H.C. a reprises rapidement, qu'elle a reprisées comme on ravaude, apparemment en les retravaillant à peine (impression peut-être fausse), avant de jeter directement au lecteur la souffrance indicible de la perte qui vient, de la perte qui est. le cahier est le véritable troisième personnage de ce livre, le cahier-témoin du face à face fille-mère. Les mots de la fille incrustés des mots de la mère, dans une fusion inouïe. D'emblée, j'ai cru que le prénom « Ève » était un prénom inventé pour la mère d'adoration, celui de la première femme, de la mère de toutes les mères, de toutes les femmes et de tous les hommes, avant de saisir que c'était le vrai prénom de la mère d'Hélène Cixous.
Ce livre, c'est d'abord un grand foutoir qui déroute ; c'est un chantier, mais un chantier de déconstruction, et surtout de déconstruction du langage. Certaines phrases entamées ne se terminent pas, il n'y a pas de point final, c'est le style télégraphique qui se conserve dans cette réécriture du journal de bord. Mais ce n'est apparemment pas la seule volonté de maintenir la vérité de l'écriture immédiate, il y a souvent un effet recherché, l'emploi de nombreux néologismes (« l'odyssée souterrienne », « multitudineux », « surmourance »…), des phrases parfois construites de telle manière qu'il faut quasiment se mettre la tête à l'envers pour les saisir, et d'autres telles que même la tête dans tous les sens je n'ai pas réussi à les comprendre (et les points d'interrogation au crayon dans la marge ne sont pas tous effacés), et puis des phrases-bébés mises en bouche de l'aïeule, des majuscules qui interpellent, des tricotages de mots à tiroirs… toutes les règles de l'écriture sautent, ça donne parfois le vertige.
Mais peut-être n'est-ce pas si grave de ne pas toujours tout comprendre, car j'en découvre assez pour finalement ne pas me sentir exclu de cette pensée-là, de ce cheminement. Dans ce chantier, dans cette grande pagaille des mots et des émois sans mots, dans ce dévidoir des heures hors du temps, au fil des pages, partout des tournures font mouche, des pierres précieuses comme des évidences, des sentences incontestables traversent…
De cet amour filial insensé, de cette fusion revendiquée d'une fille dans sa mère, de cet accompagnement au quotidien d'une femme qui passe dans le passé, ou qui attend que sa fille soit prête à la laisser partir, tout nous est dit (la proximité de deux êtres, les soins d'escarre, le parcours des combattantes du pipi-caca, le corps sanglant qui se défait morceau par morceau, la bouche qui n'est plus bouche et refuse les aliments donnés à la cuillère mais tolère les baisers), sans que jamais l'on ne se sente voyeur ou pris en otage d'un pathos. C'est bouleversant, incompréhensible comme la mort, c'est la vie de la mort qui s'organise et se déploie sous nos yeux. Il y a des phrases sublimes, des paragraphes entiers que l'on voudrait apprendre par coeur, pour un amour hors de raison.
Un livre d'émotion brute, mais qui tend les bras pour d'autres rendez-vous, car tout est loin de s'épuiser à la première lecture.
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