Il doit bien être capable de vivre avec des non-dits et des mensonges, non ? Plein de gens y arrivent, alors pourquoi pas lui ?
Daisy fronce les sourcils.
- On aurait dit que vous nous attendiez...
Nicolas lui adresse un sourire moqueur.
- Tu prends tes désirs pour des réalités, toi ! Pourquoi est-ce qu'on attendrait une calculette à lunettes et son garde du corps ? Ah ouais, peut-être pour se marrer : vous ressemblez au chocolat Kinder quand vous êtes ensemble.
- Waouh ! s'exclame Daisy. T'as dû passer toute la nuit à la chercher, celle-là, Nicolas. Elle me ferait presque rire. Allez, H, laissons ces ramollos du cerveau savourer leur seule bonne vanne de l'année.
Les jours comme aujourd'hui, il aimerait ressembler aux autres, dedans comme dehors, ou être invisible.
- Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il.
- Un fragment du rocher de la fée.
- Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?
- Tu pourrais le mettre dans ta poche, par exemple. Ma grand-mère me l’a donné il y a bien longtemps de cela. Quand j’ai dû faire des choix, il m’a aidée à prendre les bonnes décisions. Il pourrait faire ça pour toi aussi.
Henri plisse le nez.
- Vous croyez vraiment qu’un caillou a ce pouvoir ?
Elle hausse les épaules.
- Qui sait ? Et s’il ne l’a pas, il n’a pas non plus celui de te guider sur le mauvais chemin. Donc tu ne risques rien à le porter sur toi.
Il sait qu'elle l'aime profondément. C'est juste qu'elle ignore comment le lui montrer... Un peu comme lui.
- Pourquoi rentres-tu aussi tard ? demande-t-elle d'un ton inquisiteur.
Elle craint toujours que les bizarreries d'Henri ne l'entraînent dans des situations inextricables. Si elle savait.
- J'ai apporté ses devoirs à Daisy, elle a une gastro.
- Tant que tu ne l'attrapes pas...
Elle se désintéresse de lui pour ouvrir la porte. L'espace d'un instant, il a envie de lui crier qu'il a été agressé ce matin, qu'on lui a volé son devoir, qu'on l'a menacé. Elle serait obligée de lui accorder de l'attention. Sauf que ce serait celle qu'elle accorde à ses clients. Elle deviendrait son avocate.
Il imagine bien la scène. Elle, juchée sur ses talons, la coiffure impeccable, face au doyen du collège recroquevillé derrière son bureau : "Vous comprenez, mon client - pardon, mon fils - est différent des autres, son haut potentiel s'accompagne de quelques troubles du spectre autistique. Ce sont ses particularités qui ont poussé ce groupe de quatre jeunes à le prendre pour cible. Depuis tout petit, il a été repoussé par ses camarades. Aujourd'hui, un nouveau cap a été franchi..."
Oui, elle le verrait ainsi. Sauf que cela fait des années qu'il n'est plus le vilain petit canard de la classe. Depuis que Daisy l'a pris sous son aile, qu'elle lui apprend les subtilités de la vie en communauté, il se sent presque intégré. Il ne se transformera bien sûr pas en cygne de sitôt, mais Daisy et lui forment une équipe soudée comme les doigts de la main. (p.66-67)
Fatou, elle, a les sens plus affûtés que Spider-Man : aucune vibration de tristesse dans une voix, aucun sourire teinté de malaise ne lui échappe.
Henri se fige, haletant. La flaque blanche qui s’étend frôle ses chaussettes.
Si je nettoie mal, maman sera furax.
Minutieux, il utilise presque la moitié d’un rouleau de papier essuie-tout pour réparer sa maladresse. Le sol colle un peu, la poubelle déborde de papier, mais avec un peu de chance, elle ne se rendra compte de rien.
A midi, la pluie diminue d'intensité, pour cesser vers 14 heures. Un timide soleil pointe même entre les nuages. Alors qu'il devrait se sentir mieux, son malaise ne s'apaise pas. Il réalise que ce n'est pas l'orage qui l'angoisse depuis le matin. Ses non-dits pèsent sur son cœur comme autant de lourdes pierres. Il faut réagir.
- Tu sais, mon nom de famille, c'est Parlevent. C'est curieux, je ne remarque que maintenant que mes initiales donnent HP.
- Comme Harry Potter ?
- Aussi, mais je pensais plutôt à "haut potentiel".
- ça veut dire quoi ?
Il avait balancé la version courte, celle qui lui valait généralement de finir seul dans la cour :
- D'après la science, que mes capacités intellectuelles dépassent la norme et que mon cerveau fonctionne différemment des autres. D'après ma maman, que je suis impossible à comprendre. (p.64)
A cette époque, il croyait encore que s'il ne voyait pas les autres, les autres ne le voyaient pas non plus. (p.60)