A ce moment là, sembla-t-il à Frank en lisant le court article en page seize, Hannah avait perdu son ton juvénile. Maintenant, son style était fort, assuré, et empreint d'une conviction farouche...
La justice, ce n'est pas un rassemblement, si nombreux soit-il. La justice, ce n'est pas un salaire, si juste soit-il. La justice, c'est une philosophie de la vie, par laquelle on considère l'autre, et les droits de cet autre, et ce que cet autre fait pour vous et ce que vous faites pour lui. La justice, c'est la façon dont on s'intègre, et la façon dont on permet aux autres de s'intégrer. La justice isolée n'existe pas. La justice solitaire n'existe pas. Aucune oeuvre juste ne peut isoler l'autre. La justice est le grand principe unificateur de toute vie. Une vie isolée peut rechercher le confort. Une vie isolée peut rechercher l'amour. Mais la vie totale, quand elle est vécue ensemble, recherche la justice.
Il avait envie de faire démarrer quelque chose, mais il ne savait pas quoi, et l'idée le frappa soudain qu'il vivait depuis trop longtemps dans un état d'attente impuissante. Il ne savait pas ce qu'il attendait, seulement que quand ça viendrait, ce serait enveloppé autrement, qu'il ne reconnaîtrait pas la chose jusqu'à ce que, comme une main dans le noir, ça le saisisse par derrière.
- J'ai toujours aimé m'amuser, vous comprenez ? Ma mère disait : 'Molly, tu aimes trop t'amuser, ça te jouera des tours.' On s'engueulait tout le temps, ma mère et moi. Mais elle avait raison. Pourtant, qu'est-ce qu'il y a de mieux que de s'amuser, hein ?
Elle se mit à rire de bon coeur :
- Maman n'a jamais pu répondre à ça. Elle, elle travaillait toute la journée, et elle servait de bonne à papa le reste du temps. Ça rime à quoi, je vous le demande ?
- Qui sait ce qu'elle avait laissé derrière elle ? Qui a envie de se rappeler un petit taudis de la Bowery ? (…) Parfois, ça ne suffit pas de s'être élevé dans la vie, de s'être bâti un avenir différent. Parfois, on veut un passé différent. Naturellement, c'est impossible.
(p. 101-102)
- La terre d'origine, quelle importance ? dit Farouk avec indifférence. Nous venons tous de par là, ajouta-t-il, montrant la baie [de NY] de la main. Vous, vous venez de Pologne ?
- Peut-être de Russie, peut-être de Pologne, dit Fischelson. Selon le jour de la semaine où on partait.
Farouk se mit à rire.
- Les frontières changeaient tout le temps, dit Fischelson. J'avais neuf ans. Qu'est-ce que j'en savais ?
- Dans la vie, un homme doit obtenir ce qu'il désire par lui-même. Il ne doit pas utiliser les autres.
- De sorte que celui qui fait pousser la figue soit aussi celui qui la mange ? dit Frank. Ce n'est pas ce que disait votre père ?
- Oui, dit Farouk avec un grand sourire.
- Ma mère s'est tuée au travail dans une de leurs saloperies d'ateliers [de couture]. Et tu sais ce qu'elle y a gagné ? Rien. Ils l'ont pressée comme un citron, puis ils l'ont jetée aux ordures. […] Entre toi et moi, il y a des jours où je souhaite qu'il y ait un Dieu. Un vrai Dieu, un Dieu vengeur et courroucé. Tu sais pourquoi ? Pour pouvoir dire à un mec : « Fais pas ça. Fais pas ça, connard. Parce que si tu le fais, tu vas rôtir en enfer. »
(p. 41)