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Critique de Pasoa


Publiés pour la première fois à compte d'auteur en 1873, Les Amours Jaunes passent totalement inaperçus auprès du public, tout comme leur auteur, un certain Tristan Corbière. Il faudra attendre l'initiative et l'hommage rendu en 1884 par Paul Verlaine dans un article consacré aux Poètes Maudits (y figurent aussi Lautréamont et Rimbaud) pour que Tristan Corbière et ses amours Jaunes bénéficient d'un début de reconnaissance.
Garçon à la santé précaire et à la scolarité difficile, Corbière s'est toujours voulu à l'écart des autres. Plus tard, devenu un jeune dandy marginal, il a acquit une grande culture littéraire. L'influence de son père - Édouard Corbière, officier de marine devenu plus tard journaliste et écrivain - y est pour beaucoup. Elle restera déterminante sur tout son travail d'écriture. Il lui dédiera d'ailleurs Les Amours Jaunes.

Je suis entré dans la lecture des amours Jaunes sans préjugés, avec beaucoup de curiosité. Ma surprise fut grande de découvrir une poésie très particulière, quelque chose de totalement à part.
La poésie de Tristan Corbière est comme un flot d'écriture ininterrompu, qui emporte avec lui calembours, mots d'argot, termes d'ancien français, syllogismes, références littéraires et mythologiques. Un fourre-tout exalté et exaltant !

Tout au long des amours Jaunes, Corbière oppose sa vérité personnelle aux impostures romantiques (courant littéraire qui était dominant à l'époque), il souhaite opérer une démystification de la poésie et de la place du poète qu'il juge trop surannés et mensongers. Pour cela, pas de théorie, pas de manifeste. Seule la passion des mots agit.

« Elle était riche de vingt ans,
Moi j'étais jeune de vingt francs,
Et nous fîmes bourse commune,
Placée, à fonds perdu, dans une
Infidèle nuit de printemps...

La lune a fait un trou dedans,
Rond comme un écu de cinq francs,
Par où passa notre fortune :
Vingt ans ! vingt francs !... et puis la lune !

En monnaie - hélas - les vingt francs !
En monnaie aussi les vingt ans !
Toujours de trous en trous de lune,
Et de bourse en bourse commune...
- C'est à peu près même fortune ! »*


Était-ce la volonté de Corbière mais Les Amours Jaunes semblent se décomposer en deux parties, deux parties où le style diffère.

La première débute par un très beau poème « le Poète & la Cigale » (la référence à La Fontaine est évidente) et se poursuit dans un registre dans lequel Corbière évoque, en les mêlant, sa vie sociale et amoureuse. Dans Ça, Les Amours Jaunes ou encore Raccrocs, le poète se révèle implacable, utilise tous les registres du langage, sonde son époque avec tout le pittoresque, l'ironie, la drôlerie l'irrévérence et parfois jusqu'à l'autodérision.

Dans la seconde partie, l'auteur délaisse la dimension personnelle de sa poésie pour la concentrer sur la vie d'une collectivité plus large, plus anonyme. Dans Armor et Gens de Mer, Corbière fait un portrait marquant de la Bretagne (région dont il est originaire) au travers de ses traditions, des villageois, des pêcheurs. Ici, la forme comme le style paraissent plus convenus, plus hésitants entre modernité et tradition. Mais le charme n'en finit pas d'opérer.

Pour Corbière, écrire c'est aller où mènent les mots. La lecture des amours Jaunes n'est pas autre chose. Rentrer dans cette oeuvre, c'est accepter de se laisser emporter par l'imprévu, par l'inconnu, par l'autre que soi. C'est aller et revenir vers la plus belle des destinations, celle qui va des mots à l'imaginaire.

« […]
Poète, en dépit de ses vers ;
Artiste sans art, - à l'envers ;
Philosophe, à tort à travers.

Un drôle sérieux, - pas drôle.
Acteur: il ne sut pas son rôle ;
Peintre: il jouait de la musette ;
Et musicien: de la palette.

Une tête ! - mais pas de tête ;
Trop fou pour savoir être bête ;
Prenant pour un trait le mot très.
- Ses vers faux furent ses seuls vrais.

Oiseau rare et de pacotille ;
Très mâle... et quelquefois très fille ;
Capable de tout, bon à rien ;
Gâchant bien le mal, mal le bien.
Prodigue comme était l'enfant
Du Testament, - sans testament.
Brave, et souvent, par peur du plat,
Mettant ses deux pieds dans le plat.

Coloriste enragé, - mais blême ;
Incompris... surtout de lui-même ;
Il pleura, chanta juste faux ;
- Et fut un défaut sans défauts.

Ne fut quelqu'un, ni quelque chose.
Son naturel était la pose.
Pas poseur, posant pour l'unique ;
Trop naïf, étant trop cynique ;
Ne croyant à rien, croyant tout.
- Son goût était dans le dégoût.

Trop cru, - parce qu'il fut trop cuit,
Ressemblant à rien moins qu'à lui,
Il s'amusa de son ennui,
Jusqu'à s'en réveiller la nuit.
Flâneur au large, - à la dérive,
Épave qui jamais n'arrive...

Trop Soi pour se pouvoir souffrir,
L'esprit à sec et la tête ivre,
Fini, mais ne sachant finir,
Il mourut en s'attendant vivre
Et vécut s'attendant mourir.

Ci-gît, - coeur sans coeur, mal planté,
Trop réussi - comme raté. »


J'ai lu Les Amours Jaunes dans l'édition qu'en a fait le Livre de Poche en 2003. Je veux faire une mention particulière au travail remarquable de Christian Angelet. Sa présentation et ses annotations de l'oeuvre sont précieuses et rendent
plus fascinante encore la découverte de Tristan Corbière et de ses amours Jaunes.

(*) extrait de « À la mémoire de Zulma - Vierge-folle hors Barrière et d'un Louis. Bougival, 8 mai. » - Page 73
(**) extrait de « Ça » - pages 51-52
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