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Critique de Philochard


Sit and see...

J'ai terminé l'année avec les couleurs de l'infamie.
Je ne dois pas être le seul. Enfin, me concernant, c'est – surtout - du livre d'Albert Cossery (1913-2008) que je parle. Cela faisait un petit moment que je voulais me plonger dans l'oeuvre du “Voltaire du Nil” et j'ai compris – mais pas immédiatement – pourquoi on surnommait ainsi cet écrivain égyptien francophone.
Mon premier “Cossery” aura donc été son dernier jet littéraire, paru en 1999. Il est peut-être maladroit, voire incohérent, d'entrer dans une oeuvre par sa fin, si l'on en veut saisir le cheminement intellectuel. Mais c'est que je n'ai pas de plan de travail, mes bons amis ! Et d'ailleurs, lire n'a jamais été un travail pour moi. Ce que je lis, je le trouve par le fait du hasard, une curiosité inopinée ou une opportunité, et si je décide de chroniquer, c'est un peu au débotté. Et après tout ce livre, s'il ne résume pas une vie entière, il la ponctue. Ce qui est autrement plus édifiant.
Livre ponctuant donc. Court et vite lu. Livre bien peu révolutionnaire, en fait. C'est la certitude qui m'a accompagné jusqu'à la moitié du roman. Jusqu'à cette drôle de visite (ou cette visite drôle) dans un cimetière - tiens ?
Le personnage principal s'appelle Ossama, qui s'extrait à la troisième page de la « multitude humaine » du Caire et qui, en réalité la « contemple » passivement d'une hauteur de la ville. Personnage en-dehors ou en-dedans ? La question n'est pas sotte. En tout cas, la sienne de question à Ossama, celle qui perturbe sa caboche de Robin des Bois désinvolte et roublard habillé « avec élégance à la manière des détrousseurs patentés du peuple », paraît plus prosaïque et ne se révélera pas moins existentielle : que faire d'une lettre compromettante qu'on a dérobée à un individu qui incarne à lui tout seul tout un système pourri ?
Ben, c'est pareil pour moi : je me demande assez vite ce que je vais faire d'un tel roman qui me laisse une impression si mitigée après quelques dizaines de pages : une écriture un chouïa trop explicative sans interstice pour l'imagination du lecteur, une enfilade verbeuse avec des mots-piliers le long desquels on n'a plus qu'à se promener et concevoir que tout cela est fort joliment dit, une écriture sans réelle densité où se sent l'application d'un écrivain soucieux de ne pas faire de répétition. Un registre soutenu, académique même, qui fait honneur à la langue française mais ne retranscrit pas la vie anarchique et illettrée des ruelles cairotes. Un décorum de pays pauvre a été installé avec ces gravats de carton-pâte. On aurait aimé – si l'on peut dire - des cassures de rythme dans le récit, des libertés de style, avec ce qu'il faut de relents de merde et de gasoil, bref du foutoir, du bazar, encore du bazar ! Une réalité plus dérangeante, quoi – car la réalité est dérangeante. Cossery croit-il dénoncer la misère, le veut-il même ? le doute est là, il semble la polir, la justifie même puisqu'elle s'accompagne de bonne humeur.
À moins que Cossery n'échappe ainsi à « l'image ordinairement pittoresque et sombre de la misère ». Oui, Peut-être.
Sapé comme un prince des temps modernes, Ossama marche dans la ville, cette ville presque désincarnée en dépit – ou à cause - des efforts de description ci-dessus évoqués, désincarnée et par là-même sans âme, alors que l'auteur ne cache pas son empathie pour ces petites gens. Ossama donc marche, s'assied, et discute. le palabre ne s'arrête jamais vraiment, il relie une série de figures parfois prévisibles : Safira, la jeune prostituée enamourée ; le vieux Moaz, au visage évidemment pétri de sagesse ; Nimr, le pickpocket pédagogue pour gamins miséreux…
Le roman bavard s'emplit de personnages qui ne sont pas loin de l'être aussi, bien que chaque mot soit pesé. le francophone Cossery utilise cette langue d'emprunt et de choix avec une minutie d'orfèvre. C'est sûrement moi, le barbare intolérant.
Tout n'est qu'illusion. Chaque personnage se fabrique un monde, ou se le réinvente, ignorant - par mépris ou par erreur – la brute réalité. Chacun – et peut-être l'auteur lui-même - est un être assis et satisfait, y compris dans son dégoût des choses, sa répugnance du système en place (brutalités policières, corruption politique…) ; assis en spectateur qui se demande comment – et surtout pourquoi – être acteur, et ne devient acteur que par l'écoulement de son texte à réciter. Comme Ossama s'adressant à Nimr : « L'école ne m'a appris qu'à lire et à écrire. Cette mince instruction fut pour moi le chemin le plus sûr pour mourir de faim dans l'honnêteté et l'ignorance. C'est toi qui le premier m'as ouvert les yeux sur la pourriture universelle. Avoir compris que le seul moteur de l'humanité était le vol et l'escroquerie, c'est ça la vraie intelligence. Pourtant tu n'es pas allé à l'école. » Pourtant le style de Cossery est scolairement irréprochable, infiniment respectable. La non-instruction est vantée par la plume de l'instruit qui use de l'outil linguistique avec l'aisance de celui qui sait. Cossery le dandy ne serait-il pas Ossama, le filou tiré à quatre épingles, filant au milieu de la cohue puante, la regardant in fine quelque peu de haut, d'où cette écriture soignée, presque manucurée, qui transmute le sordide en descriptions élégantes, laissant ainsi la révolution physique à ceux qui échoueront inévitablement. Tel Moaz, ancien ouvrier rendu aveugle par le coup de matraque d'un flic, suspendu aux échos de la rue qu'il traduit à son tour, à sa manière, en espérances d'un monde qu'il croit changé par son sacrifice.
Jusqu'à ce que les murs s'écroulent, définitivement, ramenant tout à la poussière.
Tout cela manque de furie, de colère - trop occidental comme concept ? -, même si bien sûr cette écriture tenue et infiniment maîtrisée sert aussi – probablement – à révéler la dignité du peuple des pauvres, de ce peuple qui cherche à surnager dans le chaos social. Manque de rage, certes, mais à quoi bon s'enrager ? Mieux vaut sourire.
La discussion va se poursuivre dans la Cité des Morts. C'est là que nous attend Karamallah, le philosophe de la dérision, l'homme du refus des conventions et des idéologies, l'homme de la marge, des marges, jusqu'à accepter de vivre au milieu des tombes.
Justement, c'est à ce moment-là que je me suis assis, moi aussi, avec les protagonistes. C'est qu'il semble intéressant, cet homme-là : « le seul temps précieux, ma chère Nahed, est celui que l'homme consacre à la réflexion. C'est une des vérités indécentes qu'abominent les marchands d'esclaves » dit-il à l'étudiante venue l'interroger. Kamallah apparaît comme un chantre de l'irrévérence, partisan de la « guerre joyeuse » contre les impostures et le matérialisme, et je comprends qu'il est là, l'auteur ; c'est lui Cossery, l'observateur amusé, compatissant dans l'ironie. Pas étonnant qu'il s'entende avec Ossama qui a compris lui aussi qu'il fallait jouer avec les codes de ses ennemis. Jouer, oui.
Me revient une des tirades d'Ossama, prononcée à un moment de la longue discussion où elle ne m'enthousiasmait guère, ce gredin lucide Ossama jouait alors son rôle d'entourloupeur bien sapé : « Moi je ne suis qu'un voleur. On ne torture pas ceux qui vous font vivre. le salaire des policiers dépend des gens de mon espèce. Je n'ai jamais envisagé de renverser le pouvoir établi et je suis content de tous les gouvernements. Aucun régime politique ne m'empêchera de voler. Je suis sûr d'exercer toujours mon métier. Et cette assurance n'existe dans aucune autre catégorie de travailleurs. As-tu jamais vu un voleur au chômage ? »
Cette tirade m'apparait maintenant comme une profession de foi, celle de l'écrivain dandy, écoeuré par les accommodements du monde, de tout le monde, et qui a choisi de se décaler pour trouver le bon poste d'observation, de se mettre en marge de l'effervescence humaine – une terrasse de café est une marge bien suffisante - pour l'à la fois vomir et moquer, faire ainsi de son inutilité sociale une utilité quasi ontologique.
Nous voici dans un autre café des quartiers populaires d'al Qahira. Atef Suleyman, pourriture absolue, s'assoit avec nous, et l'on croit encore mieux comprendre l'esprit cosseryen, teinté d'humour malicieux. Deux récits se croisent sans croiser le fer, donc sans manichéisme caricatural : il y a celui de Suleyman, un énorme mensonge qui nourrit l'ignorance, la propagande, la soumission… La justification, par le biais des pyramides antiques, de l' “obsolescence programmée” des immeubles qu'il fait construire est un modèle d'abjection absurde ; et il y a cet autre, sûrement ambigu, celui du parti-pris de rire devant la vanité des pouvoirs et l'amoralité du monde.
Pas sûr que le roman soit au final très optimiste. Ou plutôt si, il l'est, puisqu'il n'y a pas grand-chose à faire pour améliorer tout ce cloaque. La crapule est ridiculisée mais perd peu, puisque d'honneur elle n'a jamais eu, et que l'honneur de toute façon n'a guère d'importance : « Sache que l'honneur est une notion abstraite, inventée comme toujours par la caste des dominateurs pour que le plus pauvre des pauvres puisse s'enorgueillir d'un avoir fantomatique qui ne coûte rien à personne », dixit Karamallah.
L'ultime ouvrage d'Albert Cossery serait donc comme une fable désabusée mais rieuse. Un conte philosophique plus honnête que ceux du roué François-Marie Arouet.
C'est évident, Cossery m'interpelle, et je sais que je vais continuer d'errer dans ces autres livres. M'asseoir et voir le monde avec la distance qu'il faut.
Et qu'on me pardonne l'anglais fashionable du titre de cette inutile bafouille - Karamallah doit en sourire. Il faut bien jouer avec les codes de ce bas monde.
Allez, bonne année à chacun/e
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