Il n’y a plus une différence de nature entre le monde sensible et celui des idées.
Ce milieu, puissant et immense, où plus rien n’est inerte, où tout vibre et trépigne, ne transforme pas seulement les conditions de la vie matérielle : les êtres, comme électrisés, y subissent, plus ou moins obscurément, les effets d’une force qui les soulève ensemble, qui les exalte et les enrichit.
Ainsi l’homme, au sein d’une telle masse, n’appartient plus seulement à sa famille, à ses proches, à tous ceux vers qui le portent l’affection et l’intérêt. Il sent se tisser, entre lui et les autres habitants de la cité, des liens de plus en plus nombreux et subtils. Partout, aux salons, au cercle, au théâtre, au café, il cherche autant que des idées ou des paroles, un attrait toujours plus fort, celui de la présence humaine. Dans la rue, il s’abandonne au courant qui emporte avec lui des milliers d’êtres. Même s’il se retire chez lui, il ne peut y rester à part : le roulement des voitures, les explosions des moteurs, les cris des trains, les sirènes des navires lui parviennent encore, maintiennent autour de lui la ville, lui transmettent ce qu’elle a de plus profond et de plus essentiel. Et même s’il veut s’en abstraire, le livre où il se réfugie, la revue, le journal, les ondes électriques lui apportent , lui commentent les événements de la cité, des autres cités, de l’humanité entière, si bien qu’il vibre plus vite et plus profondément à la guerre ou à la catastrophe de l’antipode que, deux siècles plus tôt, le Normand ou le Picard aux nouvelles de Paris. Désormais, l’individu baigne dans le milieu humain, en ressent les mouvements et les influences, aussi fortes que celles du sol, de l’air ou du soleil
De proche en proche, on s’aperçoit que tous les procédés de la pensée discursive dépendent de cette condition essentielle : la forme du champ visuel.
L’intuition unanimiste du monde élargit donc à l’infini les perspectives de l’âme individuelle.
La guerre finie, l’Europe s’impose de plus en plus à la pensée de Romains.
L’ensemble des êtres vivants qui, malgré leur diversité, leurs oppositions, bien qu’ils se déchirent entre s’entre-dévorent, apparaissent comme les formes passagères d’un être unique.
Dès ses premières oeuvres, Romains a pressenti, par delà les âmes individuelles et collectives, la présence d’une âme plus vaste qui les englobe et qui est, par excellence, l’unanime.
Il n’y a pas de plus grand dieu que la plus grande ville.
Un soir d’octobre 1903, Jules Romains, encore élève au lycée Condorcet, remontait avec Georges Chennevière la grouillante rue d’Amsterdam : il eut subitement l’intuition d’un être vaste et élémentaire, dont la rue, les voitures et les passants formaient le corps et dont lui-même, en ce moment privilégié, pouvait se dire la conscience