Le hasard a mis au même moment dans ma bibliothèque deux titres évoquant une même thématique, pourtant peu abordée en littérature, celle de la condition des aborigènes australiens. J'ai jugé d'autant plus intéressant de les lire d'affiliée qu'ils abordent ce sujet sous deux angles différents. Il a précédemment été ici question du récit de
Stan Grant, célèbre journaliste australien d'ascendance aborigène, qui y évoque la douleur subie par son peuple face à l'absence de reconnaissance de leur présence multimillénaire sur le territoire australien, et du reniement de leur citoyenneté à part entière.
John Danalis est quant à lui un australien blanc.
Après avoir essayé des tas de boulots sans trouver sa voie professionnelle, marié et père de deux fillettes, il se réinscrit à l'université pour devenir enseignant. Honteux de sa méconnaissance sur la culture aborigène, mais désireux de rattraper cette lacune, Il choisit alors une option intitulée "Littérature indigène". Lors d'un cours, il intervient pour évoquer le crâne aborigène qui trona des années durant sur une des étagères du salon de ses parents, qui l'avaient baptisé Mary avant d'apprendre qu'il s'agissait de celui d'un homme. En suscitant la stupéfaction indignée de ses auditeurs, il réalise l'implication et la symbolique de cette anecdote qu'il a prise à tort à la légère. Désireux de réparer cet impair, il se lance dans une quête visant à identifier ce crâne pour le rendre à sa tribu. Il apprend ainsi que de très nombreux restes humains aborigènes ont été expédiés aux quatre coins du globe pour enrichir des musées ou des collections privées -des antiquaires en vendent même sur internet-. Des associations tentent d'en récupérer le maximum pour les restituer à leurs descendants et les ensevelir dans leur terre d'origine.
Cette quête est pour l'auteur l'occasion de se questionner sur la manière dont il avait jusqu'à présent appréhendé ces natifs d'Australie. Comme beaucoup de ses concitoyens, sa connaissance des aborigènes se limitait aux images folkloriques d'individus arriérés, doués pour le lancer de boomerang ou passant leur journée, à moitié nus, à l'ombre d'eucalyptus. Il réalise vite l'horreur de ces stéréotypes, fruits d'une mythologie nationale qu'il n'avait jusqu'alors jamais songé à remettre en question, entretenue par l'enseignement et une absence quasi-totale de contact avec les aborigènes. Il reconnait avoir été confronté, dans la pire des manifestations de cette méconnaissance, au racisme le plus primaire, et avoir entendu, entre deux blagues plus que douteuses sur le nombre disproportionné d'hommes aborigènes se suicidant en prison ou mourant en garde à vue ces derniers qualifiés de "cons de noirs inutiles" ou "d'hommes des cavernes" qui "auraient gagné à être exterminés". Et puis évoquer les autochtones australiens gêne aux entournures : cela menace la légitimité du mode de vie des descendants des colons et des valeurs collectives sur lesquels il s'appuie.
A l'occasion des rencontres -avec des personnes toujours passionnantes et bienveillantes- qu'impliquent ses démarches pour restituer Mary aux siens, il déconstruit ses préjugés, et prend cruellement conscience à quel point les représentations véhiculées par les médias (qui montrent fièrement une Australie multi-ethnique mais sans aborigènes), souvent confortées par l'éducation, sont erronées, caricaturales, et entretiennent la haine et l'ignorance. Les australiens en savent plus sur les tribus africaines ou indiennes que sur les premiers habitants de leur propre territoire...
Il découvre une culture riche, protéiforme, en lien direct avec la nature, le travail artisanal, une spiritualité qui emprunte au surnaturel, à l'écoute de la Terre. La complexité des rituels qu'impose le retour de Mary dans sa tribu est en elle-même représentative de cette richesse.
Mais
John Danalis veut creuser au-delà de la joyeuse réconciliation folklorique. C'est ainsi qu'il apprend aussi les horreurs du passé : les massacres à grande échelle -c'est alors qu'il réalise la triste signification des noms de lieux (Ravine de l'abattoir, crête des bouchers, Torrent meurtrier…) souvent traversés sans y faire attention- les enfants retirés à leurs familles, la destruction de l'environnement indispensable à la survie de certains des totems aborigènes : par exemple, les eucalyptus et gommiers rouges, habitats et sources de nourriture du cacatoès noir, ont été découpés en traverses de chemin de fer ou embarqués dans des navires pour aller couvrir de bardeaux les rues de Londres…
La prise de conscience de cet anéantissement, associée à celle qu'il est impossible de rattraper ce qui a été ainsi perdu, et à l'hostilité qu'il affronte dès qu'il évoque le sujet avec nombre de ses semblables, le plonge dans le désespoir.
John Danalis tombe en dépression, a des pensées suicidaires (comme
Stan Grant lorsqu'il est rattrapé par la détresse des siens, après l'avoir refoulée des années durant).
Lire "
Sourde colère" et "
L'appel du cacatoès noir" d'affilée s'est révélé une expérience fort intéressante, riche d'échos, et de nombreuses convergences.
J'ai toutefois trouvé le récit de
Stan Grant incontestablement plus fort, et plus riche. La limite du récit de
John Danalis, si on doit le comparer à "
Sourde colère", est qu'il est restreint le plus souvent à son expérience personnelle, et à celle des personnes qu'il rencontre à l'occasion de sa quête, quand
Stan Grant extrapole pour dresser un état des lieux plus large de la condition aborigène contemporaine. Ceux avec qui l'auteur de "
L'appel du cacatoès noir" fait connaissance sont en quelque sorte des "privilégiés", instruits et bien dans leur peau, ce qui donne parfois l'impression qu'il tombe dans une sorte d'angélisme naïf -et nourri de préjugés, comme il le reconnait d'ailleurs lui-même-, comme émerveillé face à la gentillesse et à l'érudition de ces gens. L'envers du décor : la drogue et l'alcool, le chômage, la misère et la délinquance, qui touchent une part disproportionnée de la population aborigène, sont quasiment occultés.
Donc soit vous lisez les deux, soit vous lisez "
Sourde colère" !
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