La belle Corinne Joyal attend avec impatience le retour de son Laurent, parti pour l'hiver travailler sur un chantier. Hélas, alors que tous les hommes sont rentrés, aucune nouvelle de Laurent. Corinne sent la moutarde lui monter au nez en apprenant qu'on l'a vu dans un hôtel de Yamaska, passablement éméché . Aussi, au moment où il arrive enfin, fringant et sûr de lui, la jeune fille lui assène-t-elle ses quatre vérités .
Mais Laurent est un charmeur. Il a de bonnes excuses à opposer à chaque reproche.
Et puis, Corinne est folle de lui. Aussi finit-elle par lui pardonner et accepter sa demande en mariage.
A-t-elle eu raison ? La famille Boisvert n'est guère sympathique et la maison délabrée dans laquelle elle doit aller vivre, bien éloignée des siens .
Mais Corinne est une femme de caractère, capable de faire face à l'adversité.
Ce roman de plus de cinq cents pages n'est que le premier tome d'une série qui en compte quatre. Il est qualifié de « roman du terroir » et se déroule au Québec au début du XXe siècle, puisque ce volume couvre une année : l'histoire commence en 1901 et, à la dernière page, qui se clôt par un frustrant « à suivre », le printemps 1902 est arrivé.
Je me méfiais. En effet, j'ai lu quelques romans canadiens que j'ai moyennement, peu, voire pas du tout appréciés.
En revanche, j'aime les histoires de familles et les sagas historiques. Puisque j'avais l'occasion de recevoir ce livre, je me suis laissé tenter.
Je n'avais jamais entendu parler de
Michel David. Mais il est vrai que la littérature québécoise est assez mal connue en Europe, mis à part quelques rares exceptions.
J'ai donc appris avec surprise qu'il était linguiste et avait exercé comme professeur de français. A sa retraite, en 2003, il s'était mis à l'écriture, mais non pas en modeste dilettante ! Partageant son temps entre la rédaction de manuels scolaires et celle de romans historiques, il avait écrit cinq sagas de quatre tomes chacune, publiant trois romans de plus de cinq cents pages chaque année, jusqu'à sa mort prématurée en 2010, à l'âge de soixante-cinq ans. Adieu l'image du petit retraité cultivant quelques fleurs sur son balcon, ou pêchant le goujon aux beaux jours !
« Un bonheur si fragile » nous emmène dans le village de Saint-Paul-des-Prés où Corinne va vivre après son mariage.
Deux histoires se mêlent : celle de la jeune femme (elle a à peine dix-huit ans) et de son entrée dans la vie adulte, et celle des rivalités de clocher entre les marguilliers du village. Deux clans s'opposent : celui de Gonzague Boisvert, le détestable beau-père de Corinne, et celui d'Anselme Béliveau, le curé de la paroisse. Tous deux veulent voir reconstruite l'église, partie en fumée lors d'un incendie suspect, mais l'un la veut à la place de l'ancienne, l'autre au milieu du bourg.
Tous les coups sont permis et aucun des partis n'est prêt à faire la moindre concession.
Mais, bien évidemment, ce qui intéresse le plus le lecteur (du moins, c'est mon cas), c'est la vie de l'héroïne. Au début du récit, Corinne Joyal est une fille « gâtée » par ses parents. Tout est relatif, bien sûr. Cela signifie que son père tolère qu'elle invente mille prétextes pour ne pas « faire le train » (traire les vaches) et que, malgré la méfiance qu'elle éprouve envers ce joli-coeur de Laurent Boisvert, Lucienne, la mère, ne veut que le bonheur de sa fille et accepte de la lui donner en mariage.
Le récit nous la montre obligée de prendre des responsabilités : se partager entre l'entretien d'un ménage et un poste de maîtresse d'école, capable de tenir tête à son terrible beau-père et d'endurer seule six mois d'un rude hiver pendant que son mari est parti travailler sur un chantier. Corinne met un point d'honneur à se débrouiller avec un maigre pécule, sans demander l'aide de ses parents, ni ouvrir un crédit chez les commerçants. Elle vient au secours d'un voyageur qui a eu un accident dans la tempête de neige, résiste à un agresseur, dégage la route devant la maison alors que les congères sont si hautes qu'on ne distingue plus les clôtures. Et surtout, elle affronte la solitude. Si parfois elle est découragée, elle n'en laisse rien paraître. On s'attache à ce petit bout de femme, si courageuse, forte, volontaire, et on a bien envie de poursuivre son histoire en achetant le deuxième volume !
Beaucoup de dialogues truculents rendent le texte très vivant. Ils sont truffés d'expressions québécoises que le contexte permet plus ou moins de saisir. Mais j'ai consulté des dictionnaires par prudence : « Elle viendra pas faire l'école parce qu'elle a décidé d'aller vivre chez sa soeur à Lévis. Çà fait que là, on a l'air fin. On est pognés avec une école sur les bras où il y a pas de maîtresse. - Il y a pas moyen d'envoyer les enfants du rang au village ou dans une autre école de rang ? (…) - Pantoute. L'école du village est déjà pleine à craquer avec tous les enfants du rang Saint-André (…) On va chercher une autre maîtresse, torrieu ! (…) Je suis tout de même pas pour aller jusqu'à Sorel pour m'en trouver une ! »
On apprend énormément de choses sur la vie dans un village du Québec rural au début du XXe siècle : il y a dans les maisons une cuisine d'hiver et une cuisine d'été, il faut déménager les ustensiles à chaque changement de saison. On se déplace en carriole attelée, on ne peut cuisiner qu'en allumant le poêle, hiver comme été. Les hivers sont d'une rigueur extrême et, quand on a quitté la maison pendant la journée, on grelotte le soir en rentrant, jusqu'à ce que le poêle, qu'on a rallumé, dispense un peu de chaleur, mais uniquement dans la pièce où il trône. Les chambres, à l'étage, ne sont pas chauffées. On découd et on lave des sacs de farine pour y tailler des langes pour les enfants. On récite d'interminables prières, à genoux sur le carrelage, avec interdiction de s'appuyer. Les femmes mariées ne peuvent être maîtresses d'école. Tous les enfants du village sont dans la même classe : les plus grands aident les plus petits, il y en a un qui est responsable de la « fournaise » (le poêle à bois) et les élèves sont sollicités pour toute sorte de corvées. Quand on a besoin d'aide, on va chercher un petit orphelin qu'on traite comme un esclave. Beaucoup d'hommes sont analphabètes. Quand ils travaillent sur le chantier, l'hiver, ils dépendent d'un compagnon plus instruit pour leur lire leur courrier ou pour écrire une lettre.
De nombreuses anecdotes émaillent le récit. Les noms des habitants sont très comiques et m'ont fait rire : Rose
Bellavance, Angélique Brisebois, Eusèbe Tremblay, Aurèle Chapdelaine, Elzéar Meunier, et j'en passe.
Alors que, de nos jours, les futures mères sont suivies de près et soumises à une interminable batterie de contrôles de toute nature, l'examen médical de l'époque se résume à : « A part le mal au coeur, est-ce qu'il y a quelque chose qui ne va pas ? - Non. - Tu manges bien ? Tu dors bien ? - Oui docteur. - Parfait, tout est en ordre. »
J'ai été révoltée et indignée par le sermon du prêtre, lors de l'enterrement d'un petit enfant : « Le curé Duhaime l'exhorta à faire preuve de courage, après avoir rappelé que les enfants ne sont que prêtés par Dieu aux parents et qu'il lui est toujours loisible de les rappeler à lui quand bon lui semble. » Cette « consolation » est tellement cruelle, inhumaine!
Je me suis attachée à Corinne et j'aimerais connaître la suite de ses aventures.
Il est vrai que les personnages sont un peu manichéens. Mais cela ne m'a pas dérangée. de temps en temps, c'est amusant de faire comme les enfants et de se réjouir quand il arrive une tuile au « méchant » ou quand le « bon » est récompensé.
Donc, j'ai beaucoup aimé cette lecture et je remercie chaleureusement l'opération Masse critique, ainsi que les éditions Kennes qui m'ont permis de passer un agréable moment dans cet univers.