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Critique de Erik35


Androïde, trop androïde.


> loi Zéro : Un robot ne peut pas porter atteinte à l'humanité, ni, par son inaction, permettre que l'humanité soit exposée au danger ;
> première Loi : Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, restant passif, permettre qu'un être humain soit exposé au danger, sauf contradiction avec la Loi Zéro ;
> deuxième Loi : Un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la Première Loi ou la Loi Zéro ;
> troisième Loi : Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n'entre pas en conflit avec la Première ou la Deuxième Loi ou la Loi Zéro.

Tout lecteur de SF connait inévitablement les trois fameuses lois de la robotique - auxquelles il dû ajouter une loi Zéro, après avoir constaté au fur et à mesure de ses expériences et de mises en situation via l'écriture qu'elles étaient insuffisantes - inventées par le romancier et scientifique Isaac Asimov dans les années 50 et qui servent, même encore aujourd'hui, à bien des théoriciens et auteurs, relativement au développement présent ou futur des robots.

Et bien ces lois, aussi essentielles peuvent-elles être, sont totalement mises de côté par cet autre génie de la SF, de la prospective et du questionnement existentiel que fut cet autre monstre sacré, au destin par ailleurs si troublé, qu'était Philip K. Dick. En fait, les androïdes présents de ce livre au (vrai) titre très intrigant, "Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques", vont contrevenir globalement à toutes ces règles définies une quinzaine d'années plus tôt par l'auteur américano-russe. de fait, très vite, Philip K. Dick se désintéresse totalement de ce point de vue théorique pour en aborder un autre, pour ainsi dire en miroir et aussi différent qu'il est absolument crucial : que reste-il de notre humanité, quelle différence fondamentale peut-il y avoir entre nous autres, êtres de chair, de sang, d'esprit et d'émotion dès lors que des machines reproductibles à l'infini nous égalent voire nous dépassent en certains domaines ?

Ainsi, sommes-nous en 1992. La terre a été dévastée par un conflit nucléaire dont nous ne saurons pas grand chose, sinon que les retombées sont terribles et que la majeure partie des survivants de cette apocalypse a fui la planète pour aller coloniser le sol pourtant ingrat de Mars (certains voyages en direction de Proxima ont aussi été tentés). Cette colonisation se fait avec l'aide d'androïdes de plus en plus technologiquement parfaits, à raison d'un par humain.
Mais tous n'ont pas eu cette chance ou cette envie de changer de vie du tout au tout, malgré les dangers inouïs de la vie sur terre. Les personnes trop âgées au moment du cataclysme n'ont pas eu leur billets, de même que certains humains déclassés, suites au dégâts psychologiques et intellectuels causés par les retombées. Ceux-ci sont techniquement qualifiés de personnes "spéciales" mais en réalité tout le monde les surnomme les "têtes de piaf"et sont considérés ni plus ni moins comme des sous-hommes, presque sans droit ni reconnaissance.

L'existence est devenue pour ainsi dire vide de sens mais ce vide ne saurait être laissé en suspens. Ainsi est-il partiellement comblé par l'écoute continue d'un présentateur vedette répondant au nom de "L'ami Buster" et qui, malgré l'accumulation invraisemblable d'heures d'antenne et de radio semble ne jamais se répéter, apportant son lot de fraîcheur, de divertissement et d'enquête à un monde qui manque tant de motif d'être heureux. Par ailleurs, ces survivant en quête d'empathie les uns envers les autres s'adonnent-il à une espèce de religion montante, promue par un certain Mercer, sorte de christ moderne accomplissant sans relâche la montée de son propre Golgotha au cours d'une Passion sans cesse revécue que ses adorateurs peuvent toucher pour ainsi dire physiquement et en continu via un bizarre appareil appelé "boite à empathie".

L'autre moyen de remplir un peu ce vide dans ce monde où il est devenu relativement pénible et dangereux de subsister, est de s'occuper d'un animal. En effet, ceux-ci ont presque entièrement disparus (à commencer par tous les oiseaux et la plupart des animaux sauvages), et ils font l'objet d'une véritable adoration privée, et d'une réelle jalousie entre voisins, selon le prix d'achat (induisant leur rareté) de ces malheureuses bêtes presque autant divinisée que chosifiées, bien que (ou parce que) choyées au-delà de l'imaginable.

D'ailleurs, à propos de jalousie, Rick Deckard, le personnage central et principal du roman, ne s'en cache qu'avec peine devant son voisin, heureux propriétaire d'une belle jument de trait. Lui n'a qu'un malheureux mouton. Comble de l'hypocrisie et de la déchéance, ce mouton est l'un de ces nombreux robots électriques reproduisant très convenablement les originaux pourvu qu'on ne s'en approche pas trop. Rick se le procura en douce après que son précédent mouton, un vrai celui-là, fut atteint d'un tétanos brutal et mortel. Depuis, son existence s'en va à vau l'eau, son couple est en crise, sa femme en dépression, et il désespère de pouvoir faire l'acquisition d'un animal véritable de même standing tant ceux-ci dépassent ses capacités financières dès qu'il consulte le "Sydney", référence mondiale des prix de ces trop rares compagnons encore vivants.

Pourtant, ce rêve n'est pas hors de portée de Rick, son "métier" lui permettant parfois de gagner beaucoup en assez peu de temps. En effet, il est "Blade Runner", c'est à dire chasseur de prime pour le compte de l'état de Californie. Son rôle en tant que tel est assez simple : éliminer - dans sa branche, on dit "retirer" - ces androïdes qui, pour fuir leur condition d'esclaves robotiques et s'échapper de Mars n'ont d'autre moyen que de tuer leur maître humain. Une fois sur terre, ils font leur maximum pour s'intégrer sans se faire reconnaître par la population. Mais ces androïdes, développés par la firme Rosen, sont de plus en plus difficiles à détecter, malgré la mise en place d'un test pourtant très au point appelé Voigt-Kampff et qui s'apparente à nos détecteurs de mensonge à ceci près qu'il détecte le degré d'empathie (ou son absence) chez les personnes interrogées. Car là réside la faille de ces non-humains pourtant de plus en plus sophistiqués : ils n'éprouvent pas cette émotion tellement humaine, ne s'entraident jamais gratuitement, sont incapable de pitié et s'ils sont particulièrement intelligents, probablement plus que la plupart des humains en ce qui concerne le dernier modèle, les «Nexus 6», il n'en demeure pas moins que ce sentiment qui leur est étranger est aussi leur faille, tout n'étant pour eu que conjecture et jeu strictement intellectuel. Ce qui les rend potentiellement aussi dangereux qu'ils sont partiellement dénué d'humanité. La seule faille de ce test : il ne différencie pas les androïdes des psychopathes humains... (L'état de robot très avancé serait-il celui d'un aliéné qui s'ignore...?)

Dans le même temps, nous allons suivre le parcours d'un des ces humains déclassés, déconsidérés, parfois employés mais à des postes toujours subalternes, leur QI étant souvent déclinant et leurs aptitudes physiques et physiologiques s'étiolant peu à peu. Ce «spécial» se nomme John R. Isidore, vit dans un «conept» (un genre d'immeuble) en ruine d'une banlieue lointaine et totalement abandonné de ses anciens locataires (tous morts ou partis pour Mars). Il travaille comme chauffeur d'un pseudo-vétérinaire, qui n'est qu'une couverture à l'une de ces nombreuses petites entreprises de réparation de ces fameux animaux électriques (souvenons-nous que ceux qui les possèdent en ont généralement socialement honte). Par le plus grand des hasards, son destin va croiser celui d'une, puis de deux autres de ces androïdes en fuite, qui se savent traqués, mais déterminés à défendre chèrement leurs... circuits après que cinq de leurs compagnons d'infortune aient déjà été «retirés», trois d'entre eux par le seul Rick Deckard en une même journée, d'ailleurs. Ce qui va d'ailleurs permettre à ce dernier de faire l'acquisition d'une chèvre noire de Nubie, hors de prix, bien entendu.

Bien entendu, ceci n'est que la trame, le déroulement du roman. Rédigé dans un style d'une efficacité exemplaire, il permet en réalité au lecteur à suivre d'une part une succession de rencontres et d'action de la manière aussi limpide possible car, en réalité, ce qui importe - et qui fait de ce texte de Science-Fiction l'un des modèles du genre - c'est toute la réflexion intellectuelle, laquelle progresse au fur et à mesure de l'intrigue, de notre chasseur de prime et, moindrement, celle du «spécial» qui ne cessent de se poser des questions sur leur humanité, mise en abîme par l'entremise de la présence de ces androïdes surdoués qui, s'il manquent absolument d'empathie, ne sont pourtant pas dénués de désirs, d'envies, de sentiments et, c'est la question même posée par le titre de l'ouvrage, de rêves. Or, à partir de ce questionnement sur des êtres fabriqués de toute pièce mais devenus si semblables aux hommes, que d'autres humains (via cette fameuse entreprise commerciale) n'ont de cesse de perfectionner, Philip K. Dick se demande ce qui, à partir d'un tel point de non retour technologique, fonde notre essence ainsi que notre supériorité, devenue fondamentalement relative dès lors qu'une autre espèce d'êtres est à même de nous imiter, de nous égaler, voire de nous dépasser. C'est d'ailleurs l'un des plus importants distinguo d'avec le film qu'en tira Ridley Scott en 1982, qui met le doute quant à la propre humanité du chasseur, mais seulement celle-ci : L'auteur du fameux Ubik met ici l'ensemble de la qualification de la nature humaine en question et s'il n'apporte pas de réponse définitive, il en précise tout de même en partie les bornes éventuelles.

On pourrait aussi longuement épiloguer sur ces rapports très ambigus de ces hommes de demain (du moins, à l'époque de la rédaction du livre), d'un demain volontairement proche - encore une différence d'avec le film qui situait, symboliquement, son action après l'an 2000, en 2019 pour être précis -, un avenir presque tangible même dans les années 60, avec ce qu'il reste de nature encore vivante après qu'ils aient à peu près tout détruit par leur folie, leur irresponsabilité. Bien entendu, notre technologie est bien éloignée d'en être au niveau de ce que Philip K. Dick prévoyait. Pire : dans les années 90, c'est tout juste si l'informatique entrait enfin massivement dans les foyers. Quant à la robotique, elle ressemblait plus à ces bras articulés capables de gestes répétitifs en atmosphère confinée (par exemple) qu'à ces androïdes presque parfait que sont les «Nexus-6», pas même plus à des animaux crédibles, serait-ce de loin. C'est que Philip K. Dick ne s'encombre guère de cette dimension-là de la faisabilité proche de ses inventions (dont on pressent qu'elles sont pourtant sur le point de voir le jour). Car c'est très clairement sur le terrain de l'existentialisme, de l'humanisme et de la métaphysique qu'il situe son oeuvre (et d'ailleurs pas que celle-ci), dans une vision pour le moins inquiète, tragique même, de cet avenir que l'homme est sur le point de se créer sans l'aide de personne d'autre que son irraisonnable goût de la connaissance et de la surpuissance.

N'en sommes-nous d'ailleurs pas rendus à l'idée folle mais pourtant en vogue de la trans-humanité ? Ne nous promettons-nous pas des hommes-machines, réparés ici et là comme ces vulgaires robots de la SF de papa ? Nos "anciens", quasiment mis au rebut dans ces machines à déshumaniser que sont certaines - si bien nommées - maisons de retraite ? le "véganisme", dans ses attentes les plus politiques et parfois extrémistes ne préfigure-t-il pas cet amour parfaitement inconsidéré, gênant, jaloux pour les quelques malheureuses bestioles qui subsistent encore sur cette terre imaginaire, saturée de poussières dangereuses et de pollutions diverses - que l'auteur dénomme d'ailleurs du qualificatif génial de "tropismes" -, de même que nous semblons aujourd'hui, collectivement ou individuellement, éprouver parfois plus de rage, de colère, d'empathie (nous y revenons) pour des animaux maltraités ou supposés tel - quand ils ne sont tout simplement pas destinés à notre consommation - que pour nos semblables miséreux ou lointains, tandis que tous les signes concordent pour dire que nous sommes en train de provoquer, exactement au même moment, l'une des plus grandes disparitions massive d'êtres vivants, que ce soient des végétaux ou des animaux, au point que de plus en plus de chercheurs qualifient cette ère très particulière du nom d'anthropocène ? Il en est encore de même au sujet de la réflexion de K. Dick, prévoyant le regain de la spiritualité, mais un genre de regain kitsch et techno-maniaque à travers de Mercerisme et sa boite à empathie, quoi qu'il ne s'agisse en réalité que de faire une nouvelle marmelade avec de vieilles recettes, en l'occurrence christique, mais cela aurait pu être n'importe quelle autre.

Il ne s'agit pas de faire de cet ouvrage, ni de l'oeuvre de K. Dick, seulement une sorte de grande oeuvre d'anticipation. Si c'est en partie le cas, cela serait par trop réducteur tant il explore une diversité de champs de réflexions sur notre humanité moderne, de celle dont le destin est lié, inexorablement, à celui de la machine et aux conséquences que leur présence implique dans une telle société. Ainsi a-t-on raisonnablement pu estimer que c'est ce romancier américain à l'existence si troublée que l'on doit les premières pierres de ce genre aujourd'hui qualifié de "cuberpunk", mais là encore, c'est une mise en case par trop réductrice à qui souhaite rendre hommage à sa perspicacité et à son intelligence. de la même manière, le cinéma de Ridley Scott, pourtant brillant, ne comprend-il et n'entreprend-il pas toutes les répercussions et conséquences de la réflexion Dickienne, là où une excellente série suédoise contemporaine, intitulée «real-human», en déplie de manière très astucieuse et inquiétante, un pan difficilement exploitable dans un cinéma américain par trop féru d'effets spéciaux et de décors époustouflants pour toujours savoir creuser suffisamment ses sujets. La série suédoise est pour ainsi dire débarrassée de toutes les scories technologiques ce qui, par bien des aspects, en fait une digne héritière de Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques, qui demeurent, plus que jamais, un très grand classique de la littérature de Science Fiction à découvrir et à redécouvrir. Ajoutons, pour tous ceux que ce genre rebute - et il peut s'en trouver d'excellentes raisons, au-delà de seules histoires de goûts - que ce titre est une excellente porte d'entrée à ce genre littéraire, tant le monde qui s'y trouve décrit pourrait passer pour un futur proche en tout point plausible.
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