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Critique de Charmichael


Partant d'un article de Pasolini de 1975, article désenchanté en forme de fable politique évoquant la "disparition des lucioles" Georges Didi-Huberman traite sur ce thème de la question de la place contemporaine des images.

L'argument de Pasolini (qui allait mourir peu après) est resté célèbre: les traditions - et l'identité même des peuples - se seraient perdues progressivement dans la consommation effrénée, dans l'américanisation globale et sans partage de la société. Avec les années 60-70, c'est l'âme même de la nation italienne qui se serait ainsi perdue. En comparaison, quelques décennies plus tôt, le fascisme mussolinien était passé de manière assez neutre finalement, il n'avait pas entamé l'esprit du peuple. À l'inverse, la télévision, la nouvelle presse écrite, le spectacle navrant des élites, et de manière générale, les nouvelles logiques consuméristes et de réussite calquées sur le modèle américain, ont eu de manière cumulée une influence dévastatrice sur le peuple italien, sans possibilité de retour.

Ainsi, il n'y a plus de "lucioles" autour de Rome, maintenant urbanisé... Où la belle image des lucioles est employée comme métaphore des anciennes formes de résistance.

... des formes de résistance prenant, en particulier, la forme d'images. L'argument est que le nouveau spectacle des images n'est plus éclairant, au contraire, il nous bouche la vue.

Car de quelles images parlons-nous? Images évoquant la grande lumière éternelle ("luce"), lumière majestueuse du paradis dans le monde judéo-chrétien d'hier, lumière devenue celle, contemporaine et désolante, des médias et du spectacle? Images comprises comme fins, comme vérités dernières?
Ou, images comme sources, comme graines, comme germes, images opérant comme des lucioles ("lucciole") dans l'obscurité du présent?
Il y a ainsi d'un côté: les images télévisuelles, nocives, celles qui achèvent d'englober le regard. Les images comme horizon messianique de la société du spectacle.
De l'autre: les "images-lucioles", reliquats du passés servant à une lecture plus éclairée du présent, portes étroites vers des avenirs plus radieux.
D'un côté: la puissance et la gloire, la grande lumière aveuglante, qui noie le regard littéralement.
De l'autre: des bribes de lumière qui aident à y voir plus clair.
D'un côté, le règne sans partage de la logique capitaliste, médiatisée par les images.
De l'autre, la survivance des marges, les espaces de liberté trouvée dans les images-souvenirs, la possibilité restée vive d'une non-détermination. le maintien de débats publics, de confrontations, de partages d'idées.

Violent et polémique, le propos de Pasolini est âpre, pessimiste, sans appel: les lucioles disparaissent.
Chez Debord, plus tard chez Agamben, le discours est également apocalyptique, offrant peu d'espace à l'espoir.

Dans cet essai, Didi-Huberman s'emploie à démonter ce pessimisme philosophique et politique. Il en pointe les contradictions et le met en balance avec une lecture personnelle des écrits de Walter Benjamin.
Déjà, il note que penser la "disparition des survivances" est un non-sens. Les lucioles - parce qu'elles sont effectivement là - nous garantissent que l'oubli ne sera jamais définitif. Les lucioles pourront toujours, éventuellement, remonter à la surface.

L'essai de Didi-Huberman a pour double mérite de (1) souligner le rôle fondamental des images dans la constitution du regard politique, et (2) d'en projeter davantage les bienfaits que les méfaits. À l'heure de l'image Instagram "botoxée", de la publicité "rutilante", du feuilleton BFM permanent, feuilleton toujours plus fascinant, plus déliquescent, auquel nous ne cesserions de puiser notre tristesse contemporaine, il peut être bon de se redire que les images, dans leur versant positif si l'on veut, sont également des passeurs, de survivantes lucioles qui éclairent, pour continuer à envisager d'autres logiques d'avenir.

Contre les systèmes sans issues de Pasolini, de Debord, d'Agamben, le livre de Didi-Huberman est, quelque part, un rempart contre le fatalisme. Pourtant, dans mon sentiment, à répéter que "on pourra toujours éviter la catastrophe", il en devient lui-même assez catastrophiste... de sorte qu'on aurait envie de le contredire lui-même - comme poussé par un réflexe de survie. Son livre est éclairant, mais comme le sont toujours les médias au sens large. Tout comme les pratiques et interrogations individuelles face aux médias, à la publicité etc. Mais peut-être que je cherche à me rassurer. Que je me leurre moi aussi après tout sur mon propre aveuglement, c'est-à-dire, que je me leurre dans mon rapport au leurre. Ce n'est à la fin qu'un avis, moitié éclairé, moitié leurré, un petit avis, pas grand chose.
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