Citations sur Le dernier été de la raison (13)
Ils ont compris le danger des mots, de tous les mots qu'ils n'arrivent pas à domestiquer et à anesthésier. Car les mots, mis bout à bout, portent le doute, le changement. Il ne faut surtout pas que les mots entretiennent l'utopie d'une autre forme de vérité, de chemins insoupçonnés, d'un autre lieu de la pensée. On ne se défait pas facilement de l'utopie: c'est un acide qui creuse, dans l'opacité du dogme, des trous où se loge la controverse, où prolifèrent les questions. Ceux qui, défiant l'injonction, s'agrippent aux mots incontrôlés, doivent être mis hors d'état de nuire. Par le baillonnement, la liquidation si nécessaire. Car le monde appartient désormais aux thérapeutes de l'esprit, la ville retentit de leurs oraisons et de leurs pas cadencé.
Dans le citronnier rabougri de la cour, Boualem Yekker entend roucouler des pigeons ramiers. Heureux volatiles ! On ne les a pas encore contraints à changer de mœurs et de chants, à moduler des airs qui contre diraient les pulsations de leur coeur. Les oiseaux sont la personnification même de la liberté. Dès qu'un ciel cesse d'être à l'image de leurs désirs, ils se rassemblent, se concertent puis prennent leur vol en une très lointaine migration où certains laissent leur vie. C'est le prix à payer pour vivre à l'unisson de ses désirs, dans les paysages et les horizons qui réconcilient avec soi-même. L'oiseau ne courbe pas l'échine et ne grelotte pas, pitoyable, sous un climat qui l'accable ; il préfère prendre son essor et fracturer les horizons.
p.113
Les couples! Peut-on réellement parler de couples dans une société scindée en deux, avec une des parts effacée du regard, niée, réduite à un réceptacle, à un lieu de jouissance dans l'obscurité coupable?
Le pays est entré dans une ère où l'on ne pose pas de question, car la question est fille de l'inquiétude ou de l'arrogance, toutes deux fruits de la tentation et aliments du sacrilège.
Parfois, les mots vous traînent pareils à des chiens impatients, et vous êtes obligé de suivre, essoufflé et trébuchant. La course peut s’avérer assez longue pour que vous commenciez à être dérouté par une multitude de chemins qui bifurquent, s’enlacent ou se délitent. Vous hésitez, commencez à vous troubler, mais, en fin de parcours, réussissez à enrêner les mots rétifs qui se sont emballés. Ces derniers cessent de se cabrer et piaffer, s’immobilisent, dociles, et tendent le cou à Boualem qui leur attribue des significations et des fonctions. Ils redeviennent compagnons, fanaux éclairant la planète et dévoilant ses merveilles. Lettres cursives ou griffues, bedonnantes ou filiformes. Lettres pensionnaires d’une ménagerie capricieuse.
(p. 45, “Le Texte ligoteur”).
Libraire. Il n’est pas un créateur de questionnement et de beauté, mais lui aussi contribue à diffuser la révolte et la beauté. Il contribue, modeste bûcheron, à alimenter le brasier des idées et des rêves inconvenants.
(p. 13, “Les frères Vigilants”).
Il a suffi que la beauté et la raison somnolent un instant, renonçant à leurs défenses, pour que la nuit bouscule le jour, se déverse dans la ville comme un déluge horrifiant. Maintenant, il n’est plus possible de faire marche arrière ; toutes les digues, toutes les écluses sont fracturées.
(p. 90, “La mort fait-elle du bruit en s’avançant ?”).
Les livres - leur proximité, leur contact, leur odeur, leur contenu - constituent le refuge le plus sûr contre ce monde de l'horreur. C'est le plus agréable et le plus subtil moyen de voyager vers une planète plus clémente.
il avait une trop haute idée de la vie pour se contenter de son ombre, de son enveloppe et de ses épluchures. Il était déterminé à tout braver : le mépris, la solitude, les vexations, pour continuer à honorer les choses et les idées auxquelles il croyait.
(p. 31, “Le pèlerin des temps nouveaux”).
Car, dans la nouvelle ère que vit le pays, ce qui est avant tout pourchassé c’est, plus que les opinions des gens, leur capacité à créer et à répandre la beauté.
(p. 13, “Les frères Vigilants”).