Les Vigiles, ou les cerbères de la médiocrité.
Djaout dans ce roman aux traits pamphlétaires et à la plume corrosivement belle y dénonce le paternalisme politique des dirigeants qui avaient la main mise sur l'Algérie post-indépendante mais aussi le fanatisme religieux montant. A la lisière du récit polar et des fulgurances poétiques, ce roman est loin d'être 'ennuyeux' comme certains aiment à classer la littérature algérienne de cette époque l'étiquetant de toujours servir la même sauce à chaque fois ; or, dans cette oeuvre, l'auteur à travers l'humour cynique et avec une narration qui a le don de tenir en laisse son lecteur, offre un panel de thématiques déjà en avance sur son temps. le présent roman est paru en 1991, soit, deux ans avant le brutal assassinat de
Tahar Djaout.
Ok, en gros, ça raconte quoi?
On suit l'histoire d'un jeune professeur de physique nommé Mahfoudh Lemdjad qui a mis en place un métier à tisser, une machine de tissage moderne, et veut que les autorités lui octroient le brevet de cette invention afin de la présenter au salon de Heidelberg en Allemagne. Il se heurte malheureusement à la bureaucratie et à l'insalubrité d'une politique fermée qui craint toute manifestation de progrès technique. On le voit donc se faire refuser des documents administratifs, et être en proie d'une haute surveillance, ce qui met en exergue une situation absurde, presque burlesque. Une mascarade.
On assiste à une dissection à vif de la société algérienne avec des personnages imbus d'une fausse intégrité. Un terrain miné où la lumière se livre une bataille hargneuse contre des forces réactionnaires et obscurantistes.
Du « weli-ghedoua » et autres incongruités bureaucratiques…
Djaout nous plonge dans une société castratrice où des décapiteurs de têtes pensantes pullulent de partout. Son personnage principal est perçu comme un subversif aux yeux des « Vigiles », ces anciens combattants de la Révolution qui veulent maintenir un ordre moral, religieux et politique. Ils n'hésitent pas à mettre des bâtons dans les roues du jeune inventeur. Ce dernier se heurte à une bureaucratie sclérosée, il court d'un bureau à un autre pour qu'on lui délivre son passeport, ainsi que le brevet de son invention. Il attend, il attend longuement ; il doute, il désespère, il est désabusé, dévalorisé ; il se relève, il part, il revient. Il attend encore.
« : - Votre requête est tout à fait inhabituelle et demande une réflexion de la part de notre administration. Vous êtes prié de revenir plus tard. »
« :- Ce n'est pas tous les jours que nous avons affaire aux inventeurs. C'est pourquoi il faut comprendre nos réactions. Vous n'ignorez pas que dans notre sainte religion les mots création et invention sont parfois condamnés parce que perçus comme une hérésie, une remise en cause de ce qui est déjà, c'est-à-dire de la foi et de l'ordre ambiants. Notre religion récuse les créateurs pour leur ambition et leur manque d'humilité ; oui, elle les récuse par souci de préserver la société des tourments qu'apporte l'innovation. »
Dans la décrépitude des souvenirs et du silence des ombres…
Un des thèmes que
Djaout aborde dans cette oeuvre est celui du souvenir du passé, il dresse le portrait d'un personnage « Menouar Ziada », un ancien combattant de la Révolution qui est « en mal de se souvenir » car sa mémoire est un tiroir où vivent encore les fantômes d'un passé sanglant empli de souffrances et de remords refoulés. Il jouit de privilèges qu'il a injustement arrachés ayant un lien douteux dans les caisses de l'Etat.
Djaout expose donc la racine des problèmes du présent qui sont dans les entrailles de la Révolution et qui ne font que se perpétuer (jusqu'à nos jours, si j'ose dire).
« Et le vieux Ziada voit avec angoisse s'avancer l'heure où il devra rentrer chez lui. Les derniers martinets ont abdiqué devant la progression de la pénombre. Les maisons se profilent encore avec imprécision avant de disparaître dans la nuit comme des navires qui sombrent. L'un après l'autre s'éteignent les bruits clairs du jour, relayés par des bruits plus insidieux. Menouar s'attarde encore un peu, écoutant comme une bête à raffut, une douleur trifouillant dans ses entrailles, les bruits ténus de la nuit, procession de cris étouffés, de glissements stratégiques, d'embuscades microscopiques ou de fuites désordonnées. Un monde semblable à celui des hommes et parallèle à lui est là qui lutte pour sa survie, qui ourdit ses intrigues et monte ses pièges. »
Djaout, ce féministe...
Un thème qui ne m'a pas laissée indifférente, c'est la place de la femme dans la société algérienne, vers la fin du roman lors de la soirée de célébration du prix reçu en Allemagne pour l'invention de Mahfoudh Lemdjad, le personnage remarque qu'aucune femme n'a été invitée alors que sa machine est principalement une inspiration et un hommage aux femmes.
« Il n'y a aucune femme dans le jardin de la mairie. Mahfoudh s'y attendait, et c'est cette appréhension qui l'avait dissuadé de venir avec Samia. »
Ainsi, on assiste à un discours poignant qui dépeint la volonté de
Djaout de valoriser la femme :
« Quant à ma modeste machine qui reçoit ce soir des hommages un peu démesurés, je rappellerai seulement tout ce qu'elle doit aux autres, en particulier aux femmes qui sont absentes de nos célébrations, mais qui se sont attelées des siècles durant à des travaux éprouvants pour tisser brin à brin notre bien-être, notre mémoire et nos symboles pérennes. A travers un métier où elles se sont usées les yeux et les mains et que je réinvente aujourd'hui qu'il a presque disparu, je leur exprime toute ma reconnaissance et je leur restitue une part infime des multiples choses qu'elles nous ont données. »