La préfecture de police est débordée. Chaque jour, les sacs de jute apportés par les facteurs vomissent leurs mille cinq cents enveloppes. Ecrites en pattes de mouche ou en élégantes lettres anglaises, signées « Une Aryenne indignée » ou « Des voisins inquiets », ces lettres anonymes dénoncent en vrac les francs-maçons, les trafiquants du marché noir et bien sûr les juifs.
Il n'y a pas de chagrin si grand qu'on puisse offenser les usages.
"Il n'y a pas de chagrin si grand qu'on puisse offenser les usages."
De toute façon, la duchesse douairière de Sorrente n’a jamais aimé les enfants, non plus que les contacts physiques qui présidaient à leur arrivée. Sitôt après la naissance d’un fils , elle s’était estimée quitte avec son mari et avait définitivement condamné la porte de sa chambre. Elle s’était réfugiée dans la lecture et la médisance, deux activités qui accomplie avec sérieux, auraient suffi à emplir la journée de n’importe qui.
Un jour que la cousine de son mari d’autant plus à cheval sur sa généalogie qu’aucun parti ne lui semblait à la hauteur de la sienne, lui avait lancé: « Mais au fond votre nom ne vaut rien! » . Élisabeth avait eu assez d’esprit pour lui répondre « Pas au bas d’un chèque. .. »
Cet homme qui lui a donné son nom,elle ne l'aime pas moins aujourd'hui.Elle éprouve seulement un peu de pitié pour le mare cocu qu'il fut.
"En ce printemps 1943, le plus grand plaisir des Sorrente consiste à se rendre à Groussay, ou Charles de Beistegui, protégé par son statut d'attaché à l'ambassade d'Espagne, reçoit dans un luxe digne de l'avant-guerre. Hormis l'angoisse que procure à Natalie la nécessité de se munir à l'avance de suffisamment de morphine pour ne pas en manquer une fois installée à Montfort-L'Amaury, ces séjours sont un délice. Personne ne sait comment sa table est toujours si bien garnie ni comment son enthousiasme pour les travaux d'embellissement du château qu'il a en tête n'est pas entamé par la guerre. La guerre ? Quelle guerre ? Allongés sur des matelas posés à même la pelouse, les invités se demandent parfois si elle est bien réelle".
Les putains, on les paie. Elisabeth n'était qu'une femme qui s'ennuyait avec son mari. Comme le vocabulaire des hommes est pauvre, parfois.
Ils patienteront donc jusqu'aux dernières volutes d'encens, jusqu'au dernier amen, jusqu'à l'ultime signe de croix-"Allez dans la paix du christ"- avant de se précipiter dehors où les attend enfin le singulier frisson que procure la joie d'être vivant quand d'autres sont sous la terre, confinés dans l'éternité terrifiante, d'autres qui ne ressentiront plus jamais ni la morsure du froid, ni la caresse d'une main, ni la douceur d'un regard- ni plus rien
Les frasques d’Élisabeth sont indubitablement à ranger dans la case « ce qui ne se fait pas ». Dans la même nomenclature, il y a le divorce, le mariage avec une demoiselle ayant du sang juif(du sang protestant à la rigueur, si la jeune personne porte le nom d’une grande banque), et la bâtardise assumée. Tous ces comportements qui engendrent la pire des calamités pouvant s’abattre sur une famille: « le scandale ». En puriste des mondanités, il aurait volontiers ajouté à cette liste le fait de manger son dessert avec une cuillère…