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Critique de audelagandre


« Acide » explore l'impact psychologique de la perte du visage, expressions, traits, reflet des pensées, une partie de ce qui fait notre identité. Sans raison spécifique, on jette au visage de Camille une fiole d'« Acide ». Les effets de cet acte « gratuit » resteront longtemps figés dans sa chair. Elle se souviendra de cette agression « sans visage de son agresseur » avec une grande précision, « Je me rappelle aussi distinctement le bruit. Remontait jusqu'à mon oreille droite, le crépitement de ma chair. », de la flambée de la douleur « L'impression de me prendre à toute vitesse un mur tranchant. Comme si mon visage avait percuté des poignards, une planche cloutée, comme si je traversais le pare-brise de mon véhicule. L'impression que l'on frottait ma figure avec du verre pilé. » Sur le quai du RER, station Jussieu, elle se meurt au milieu du monde. « J'étais juste là, en train de me calciner, d'agoniser comme une idiote, tandis que tout – à commencer par mon visage – se dissolvait. Toute ma réalité, tout ce qui faisait ma vie, d'un coup englouti. »


« Car l'Acide, ce n'est pas comme un feu. Au moins, avec le feu, on sait ce que l'on peut éteindre. On sait comment. On sait où chercher. On sait à peu près ce qu'il faut faire. Les bons réflexes à adopter. Mais avec l'Acide le mal se déroule à l'intérieur. » Quels sont les dégâts psychiques d'une attaque d'une telle violence ? Victor Dumiot décrypte la symbolique du visage et tout ce qu'il représente dans votre société à la fois dans l'esprit de la personne attaquée, mais aussi dans ce qu'elle s'imagine que l'on dira d'elle. Dans les propos, avant même les différentes opérations, avant la greffe, il y a le « que pensera-t-on de moi ? Comment me verra-t-on ? » Tout au long des réflexions de Camille, on a envie de lui dire « non », chacun saura voir derrière ce visage brûlé la femme que tu étais… Or, au fur et à mesure des descriptions physiques, des engagements psychologiques, Victor Dumiot nous force à admettre que rien ne sera jamais plus comme avant, et que jamais, malgré la compassion ou l'empathie qui peut habiter certains d'entre nous, on ne verra plus l'autre Camille, celle d'avant …


Physiquement, c'est au-delà du supportable… d'une précision rare, des descriptions approfondies. Il fallait en passer par là pour donner au lecteur l'entièreté de qui est désormais Camille, la même dedans, une autre dehors. « J'avais mal jusqu'au bout des orteils, jusqu'à la pointe de mes cheveux fumants, j'avais mal jusqu'au fond des orbites. Comme si la douleur me prenait pour me jeter d'une paroi à l'autre de la station. Sur le sol glacé, j'avais l'impression de fondre. Il y avait un volcan, quelque part en moi, en pleine éruption. » Les souffrances qu'elle endure vous arrachent les tripes, et plusieurs fois vous toucherez votre visage pour vous assurer qu'il est toujours « lisse »… plusieurs fois, vous rêverez de cet « Acide » qui finit par obséder votre subconscient, hanter vos nuits et habiter vos jours. Victor Dumiot m'a crevé le coeur par la justesse des émotions qui traversent Camille : « J'aurais préféré mourir. Ce fut ma seule malchance. Je n'ai pas été tuée. », « Certains sont morts avant même de mourir, moi j'étais revenue morte parmi les vivants. », « Sans eux, je serais morte. Avec eux, je devenais un monstre. » le ton est donné : la mort plutôt que ce visage intolérable, la mort plutôt que la souffrance insoutenable. La mort, la mort, la mort. Et pourtant, il faudra vivre. Une condamnation à vie à survivre.


Durant ce laps de temps continu et interminable, Camille livre ses pensées dans l'ordre, dans le désordre, en fonction des idées qui traversent son esprit, seul survivant. le hashtag #vitriolJussieu fait la une, elle y découvre la politisation de son histoire « On trouvait les plus farfelues à droite. Selon certains, j'étais le symbole tragique de l'islamisation française. ». Devenue Marianne, elle partage sa douleur avec la France outragée, puisque c'est bien le pays entier la victime. Elle devient la Madone de toutes les féministes, elle qui n'a rien demandé et veut juste qu'on la laisse crever dans un coin. « L'Acide était une forme de dressage. Je n'avais qu'à bien me tenir ! J'aurais dû être sage, obéissante. Dans la niche. Au pied du maître. Tirer la langue. Tout accepter. Twitter, c'était l'enfer. » Victor Dumiot passe au crible les conséquences d'une telle agression dans tous les domaines : sociologiques, politiques, journalistiques. Tout y passe, des réseaux sociaux de la compassion à la hargne, aux paroles des proches (terribles…) « Tous étaient optimistes. Ça va aller, ma petite. Tu as passé le plus dur ! Faut voir les choses du bon côté. C'est dans la tête que tout se joue. Voulaient-ils me faire croire qu'un visage, après tout, ça ne servait pas à grand-chose ? On en fait tout un plat avec les visages… Mais franchement… Ce qui compte, c'est le coeur, n'est-ce pas ? La grande, la pure, l'inépuisable beauté intérieure. » de très beaux passages sont consacrés aux visages des femmes, à comment on perçoit son propre visage, à la façon dont les autres l'appréhendent, à son utilité dans la société, aux conséquences de son absence et au concept de beauté en général. « Quand on perd son visage, On se perd soi-même. C'est se perdre soi et perdre le droit d'être soi parmi les autres. La mutilation vous sort de la norme. » Victor Dumiot a saisi avec beaucoup de profondeur et de délicatesse ce qu'est une victime à perpétuité « Il n'y aurait ni rémission ni guérison. Si j'avais su… Rien ne nous prépare à devenir victime. Ça vous tombe dessus, ça vous étouffe. C'est un nouveau statut, comme une nouvelle peau. » Il y a des dizaines de phrases que j'ai relevées, terriblement émue par leur portée. « Considérez plutôt que, chaque jour, à chaque instant, vous jouez des morceaux de votre corps à la roulette russe. » A chaque seconde, il peut surgir une forme de fin…

Car soyons clairs, « Acide » dégage une douleur que j'ai rarement expérimentée en littérature. Ces brûlures sont portées par une écriture visuellement rigoureuse, et moralement minutieuse. Rarement, j'ai pu me glisser avec autant de facilité sous une peau, tant le détail des émotions et la précision des souffrances permettent la radiologie d'émotions extrêmes au plus près du tangible et du palpable. « Altérée. Atomisée. Radioactive. Humaine, moins humaine : je ne suis plus assimilable, plus reconnaissable, plus identifiable. La défiguration est le pire crime qui soit, le seul meurtre qui vous laisse en vie. On devrait inventer, pour les tribunaux de l'avenir, la notion de crime métaphysique. »


« Acide » se déroule sur plusieurs années. Camille traverse toutes les phases identiques à celle du deuil où le but ultime est de se voir enfin dans une glace. Se voir et s'accepter. Se regarder et approuver le lent travail de la cicatrisation, et celui des médecins. D'un rejet total et sans condition, il lui faut apprivoiser son visage. Les deux stades qui suivent « Ma peau guérissait mais moi, au fond, je ne guérissais pas » et les premiers frémissements d'un renouveau « Car l'autre, celle d'avant, n'avait pas disparu. Je la sentais quelque part, au travers de vieux réflexes, d'un sentiment de déjà-vu, de mes fantasmes, de mes résistances, des colères, des douloureuses colères qui tout à coup s'emparaient de mon esprit, des peines, des longues dépressions qui chevauchaient les moments d'ivresse. Quelque chose en moi résistait, c'était elle. Impossible de creuser plus avant. D'aller la dénicher dans son trou. Il fallait la laisser sortir. »


« Acide » n'est pas seulement l'histoire de Camille et de la force de sa résilience, c'est aussi une partie de celle de Julien. Que vient faire ce personnage masculin dans le roman ? N'imaginez pas que Victor Dumiot a choisi la facilité… Bien au contraire ! Il ne s'agit pas de l'homme qui l'a agressée. (Merci pour ça !) L'entrée de ce personnage sur la scène du texte a une autre utilité, une vraie pertinence qui saura rajouter un peu à votre douleur que vous pensiez à son paroxysme. C'est un homme solitaire et sombre, enfermé dans son appartement, obsédé par des vidéos en ligne de nature choquante. Mais je vous laisse le découvrir…


« Acide » est un premier roman, véritable révélation de cette rentrée littéraire. La plume y est acérée, véritable témoin de notre époque. À travers le drame d'une femme et le quotidien d'un homme, Victor Dumiot décortique avec une acuité aiguisée les obscurités de notre époque. Roman social, l'écriture tranchante met en exergue les solitudes, les drames et les vestiges des hommes qui naviguent dans une violence intrinsèque. La déshumanisation, l'insécurité, et la cruauté y sont omniprésentes, jamais à titre gratuit. La justesse des propos et la pertinence des analyses en font un récit qui s'apparente à un choc émotionnel où anxiété, empathie et intensité du ressenti se côtoient sans cesse, offrant au lecteur une valse d'émotions rare. Certainement un des meilleurs textes lus en cette rentrée littéraire, tant sur le fond que sur la forme. Il existe de petits génies dissimulés derrière leurs ordinateurs qui écrivent des romans d'une qualité exceptionnelle. Victor Dumiot est l'un d'eux, à n'en pas douter.

Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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