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Critique de berni_29


Passion simple, voilà un titre bien étrange pour décrire quelque chose qui déchire vos entrailles et creuse un trou dans le ventre pour y déposer des braises ! C'est un texte autobiographique très concis dans lequel Annie Ernaux évoque une rencontre avec un homme, une histoire clandestine, éphémère, incandescente, douloureuse. C'est un roman inspiré d'une histoire vraie, celle d'une histoire amoureuse, passionnelle, que l'autrice a vécue avec un homme marié et vivant à l'étranger, - précisément un diplomate russe, pendant quelques mois de l'année 1989.
Quelques mots crus, quelques gestes torrides sont ici à peine esquissés, vite balayés pour dire autre chose... Plus que les descriptions de l'acte d'amour, Annie Ernaux préfère dire en creux les intervalles entre les jours.
C'est un livre sur le temps, ce temps si particulier de l'amour, c'est un temps de l'attente, un temps qui se fabrique sous nos yeux.
C'est aussi un livre sur l'écriture.
Il y a donc plusieurs manières d'aborder ce récit. Je vous propose quelques chemins, guidés bien sûr par mon ressenti.
On peut le regarder sous l'angle strict de cette relation passionnelle, la façon dont Annie Ernaux raconte les corps en fusion, les gestes mélangés, quelque chose de vorace et d'animal et là il est possible de tomber dans un profond ennui, non pas que ce qui est vorace et animal m'ennuie, mais ici ce n'est pas ce qui intéresse Annie Ernaux et ce n'est pas là qu'elle m'a étonné. Certains, je pense, s'arrêteront là et descendront du train...
On peut alors prolonger notre voyage de lecteur pour atteindre cette dimension insaisissable de la temporalité, l'attente, les coups de téléphone qui viennent et qui ne viennent pas, les moments partagés bien éphémères à côté de ce temps cruel qui enrobe l'immanence de l'instant pour l'écraser comme un insecte sous le pied. Et puis c'est le temps de la douleur, de la souffrance, de la jalousie, ce temps indéfini et infini, celui d'après qui scelle la perte de l'être aimée, comme un deuil qu'il est impossible de faire...
Désirer, continuer de désirer dans l'attente, n'avoir rien d'autre à faire que d'attendre...
Attendre, tout est dans ce mot à la fois simple, banal et vertigineux.
Attendre comme on attend dans une tragédie antique.
Attendre qu'un jour il ne puisse plus revenir, attendre d'être broyé par le cours de l'existence.
Annie Ernaux nous montre que vivre cette passion, c'est entrer dans un espace-temps étranger à son existence, un monde inconnu, une sorte de faille temporelle où elle est tombée à jamais... Elle est devenue étrangère à ses proches, peut-être à elle-même, tout en se rapprochant des autres, d'un autre monde qui lui était alors inconnu...
Se dire que tout ceci a une temporalité, se dire presque égoïstement que pendant ce temps-là, - le temps de l'étreinte, le temps de l'attente, le temps où on oublie les autres -, le monde continuait de tourner avec ses guerres, ses brutalités, ses injustices...C'est cela aussi le temps de l'amour...
La manière dont Annie Ernaux fouille cette temporalité s'accomplit dans cette acuité redoutable et touchante.
Que reste-t-il avant que tout ceci ne disparaisse dans une mémoire encombrée par l'émotion : une photo floue, le souvenir d'une voix, d'une odeur, les bruits de la rue quand ils quittaient l'hôtel... ? Alors, écrire, peut-être...
Clémenceau disait : « le meilleur moment dans l'amour est quand on monte l'escalier ». Annie Ernaux nous invite dans la redescente de l'escalier, mais pas en glissant sur la rambarde en chantant ou en sonnant le clairon. Non, c'est une descente aux enfers dans les affres de la douleur.
C'est un texte court qui sonne comme une déflagration.
C'est un temps où le reste de la vie ne compte plus, le temps des autres devient dérisoire.
Pudique dans les mots, impudique dans sa fragilité, sa naïveté, dans son absence de dignité à contenir les digues... Car à partir de l'obsession, on n'est jamais loin de l'aliénation, et de l'aliénation il n'y a qu'un pas vers l'impudeur et l'abêtissement...
Il faudra attendre l'écriture, ce fameux temps de l'écriture, le temps d'écrire ce livre pour fixer les choses à la mémoire.
Ce récit n'est pas seulement le texte d'une passion, d'un désir. C'est aussi une ode à l'écriture et aux écrivains.
Annie Ernaux est allée au bout de cette écriture, comme une nécessité.
Et c'est sans doute là que le récit devient pour moi important et magnifique.
Le reste, moins...
C'est une écriture sans fioriture, sans esthétisme, c'est une écriture qui pose un acte d'écrire, un acte social, un acte personnel, un acte essentiel aussi important que celui de vivre, d'espérer, espérer un jour vivre une passion... Accepter d'en souffrir aussi... Révéler cela après...
Et l'on se demande alors que sont les écrivains pour nous dire cela, avec tant de fragilité et d'impudeur ? de quoi sont-ils constitués ? Sont-ils des êtres normaux ? Je me le suis souvent demandé. Et encore forcément ici avec Annie Ernaux...
Se découvrir de quoi on peut être capable, dans ce désir à la fois sublime et abêtissant.
C'est vrai qu'écrire cette histoire est aussi important pour Annie Ernaux qu'un acte social. C'est une passion qui a fini peut-être par mieux la relayer au monde des autres, par ses fragilités, sa vacuité, ses tâtonnements...
L'oeuvre d'Annie Ernaux ne m'attirait pas plus que cela jusqu'à présent.
Ce texte pourrait paraître au premier abord froid, distant, ordinaire.
Il est un pan intime d'une vie, avec son avant son après, ce qui fait tenir debout après, malgré les digues dévastées.
Écrire, alors...
Écrire malgré l'impudeur.
Toucher le rivage de ce qu'on croyait jusqu'alors inabordable.
Désirs sublimes, désirs mortels, désirs ordinaires...
Désir insensé, indigne, qu'on moquerait chez d'autres et qu'on n'a aucune honte à accueillir pour soi.
Et puis, j'ai été touché par ce vertige qu'Annie Ernaux partage, le texte est encore intime, personnel, juste au moment où elle se retient encore avant de...
Annie Ernaux s'apprête à le livrer en pâture aux lecteurs, à jeter ses mots de l'autre côté du versant et c'est tout l'acte où la personne intime devient écrivain, se métamorphose comme chenille devenant papillon...
La passion, est-ce ne plus discerner les choses ? Mais l'écrire c'est peut-être remettre du discernement, se rapprocher des autres, recoller avec la réalité sociale de l'amour.
Écrire, c'est vouloir se perdre encore, mais d'une autre manière, après la passion où l'on s'est déjà perdu... Ce n'est surtout pas se retrouver, - en tous cas je l'espère, c'est juste dire une transgression qui continue de se poursuivre à travers les mots qu'on partage aux autres, peut-être pour qu'ils s'échappent enfin.
Écrire, c'est tenter de chercher ce chemin et le lecteur est là pour tendre sa lampe sur ce chemin...
Passion simple, c'est avant tout le texte d'une femme qui aime et l'écrit.
C'est peut-être pour toutes ces raisons-là que j'ai aimé ce récit d'Annie Ernaux, bien que je préfère largement l'imaginaire à l'autofiction.
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