AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de berni_29


Je vous invite à venir au bord d'un trottoir qui est un domicile aussi, celui d'Ervé. Il est là depuis longtemps peut-être, mais comme vous ne l'avez jamais encore remarqué, - car Ervé a un pouvoir magique celui d'être invisible, alors vous pensez qu'il n'est là que depuis aujourd'hui, depuis l'instant où vous le voyez par hasard pour la première fois...
Ervé est désormais et depuis des années sans toit, sans elle, sans elles, sans eux... Sans les êtres chers qu'il aime et qui l'aiment. Aimer lui est impossible dans cette immobilité assumée mais qui bouge parfois, qui bouge tout le temps, par envie ou par nécessité...
Aimer lui est impossible au sens où nous l'entendons souvent. Pourtant, Ervé aime à sa façon...
Ervé est un clochard, un clodo, un SDF, un sans-abri, un vagabond. Qu'importe les mots ! Pour dire qui il est, il vaut mieux convoquer le bitume, la pluie, les trains, les rails, les parcs, le ciel et ses constellations. Ervé aime bien le terme de clochard, moi celui que je préfère pour lui est celui de vagabond, car Ervé bouge, géographiquement mais aussi dans sa tête, il prend des trains parfois, bouge les lignes, les siennes, les nôtres. Mais surtout il écrit.
Ce récit nous parle des sans-grades, des laissés-pour-compte, des sans-dents...
Tiens, les sans-dents, ça vous dit quelque chose ?
Écritures carnassières est un récit féroce, un récit vorace, qui nous dévore, dévore le coeur et que l'on dévore à bras le corps, c'est un récit qui nous avale.
C'est un témoignage magnifique et douloureux écrit à la hauteur de la rue, sous forme de chapitres courts, violents, fulgurants. Par moments, entrent par effraction des poèmes qu'on sent écrits à la fois dans l'urgence de la vie, mais dans cette respiration indispensable pour tenir debout coûte que coûte.
C'est un livre épris de rage et de tendresse.
« Depuis longtemps je taquine la rue ». Ce sont ces phrases comme cela qui ont fini par taquiner mon coeur. Ervé taquine la bouteille aussi, comme ses autres compagnons de la rue. C'est un être rempli de sourires et de larmes...
L'auteur a parfois cette pudeur d'attendre que la pluie vienne pour pleurer et se perdre, noyer ce visage et ce chagrin dans cette pluie qui vient.
Ervé montre comment la route d'une vie peut être tout simplement et rapidement une sortie de route. Pas facile après de se remettre dans la trajectoire initiale, si jamais il y en a une... Souvent c'est impossible. Trébucher devient alors la seule manière d'apprendre à marcher...
Ervé raconte son enfance, sa jeunesse dans les foyers de la DDASS. C'est une enfance fracassée qu'il n'en finira pas de payer jusqu'à ce jour.
C'est une enfance terrible, qui l'a coupé du bonheur d'une vie mais pas des joies immédiates.
Alors il nous parle de ses deux petites filles, Élise et Lou, qu'il appelle ses « poumons », parce que, même s'il les voit trop peu, elles permettent à ce « père sans repères » de respirer.
Et aussi pour Claire leur mère, qu'il aurait tant voulu rendre heureuse, rencontrée à la faveur d'une maraude.
Deux poumons, deux respirations.
C'est une écriture saccadée, avec des fulgurances.
Il y a une beauté de l'écriture, qui dessine en creux toutes les nuances qu'ont laissées en lui les blessures de l'existence.
Il y a ici du chagrin et toutes ses subtilités.
Ervé se dit privé de bonheur, le bonheur impossible d'un amour, l'impossibilité d'y accéder.
Cabossé, il reconnait que le bonheur n'est plus fait pour lui et c'est terrible d'entendre quelqu'un dire ces mots. Je ne sais pas les entendre. Insupportable.
Cependant la joie existe dans son existence et ce récit en témoigne merveilleusement.
Ervé parle de la joie, n'y renonce jamais, celle de se poser près d'une cascade pour écouter l'eau, celle d'entendre le rire de ses filles au parc où il les retrouve de temps en temps, la joie de partir aussi, prendre le train, la joie de revenir aussi... Les retrouvailles avec les copains au bord du canal Saint-Martin. La joie d'écrire, de poser les mots de ses émotions, d'aborder des rivages sensuels et incandescents, qu'il réinvente sur le macadam de Paname.
Vous l'aurez compris, malgré la difficulté d'être un clochard ou un vagabond, des perles de plaisir et de jouissance composent et tissent ce texte d'une écriture très belle, fragile et douloureuse à la fois...
Bien sûr, des questions traversent ce texte, des questions qui appellent notre étonnement.
Comment avoir le coeur rempli d'amour et en même temps ne pas pouvoir ou ne pas savoir aimer ?
Ne pas savoir construire à partir de l'amour, est-ce parce qu'on ne vous a jamais appris à le faire ?
Ce sont les nuances d'un coeur tabassé couvert de pansements.
Et cependant, il éprouve une affection forte et sincère pour ses enfants.
Ervé, RV, Rêver, vagabonder...
Quelle victoire, ce livre, sur son enfance massacrée !
« Quand on aime, il faut partir », disait Blaise Cendrars.
Il bouge, adore les trains, vagabondent dedans entre deux gares ; ces vagabonds admirés par Jack Kerouac, Jack London, Blaise Cendrars...
Ne jamais rester immobile.
Se tourner vers le mouvement c'est adorer la vie, c'est tenir debout, c'est vivre.
Je referme la dernière page de ce livre, dans ces pages j'ai aimé Ervé, funambule sur le fil si fragile de la rue.
J'ai été agrippé à cette réalité sale et violente, l'odeur fétide du petit matin, la première bière qu'on dégoupille comme une ouverture au monde, cette première bière qui vous agrippe déjà comme un geste si bien appris, auquel on n'échappe pas.
J'ai été happé par ces fragments de rues.
Écrire pour survivre, dire l'amour, tenir debout dans un monde devenu idiot et lire ces choses-là peut-être pour les mêmes raisons.
Ici, il en ressort un récit puissant.
J'ai été épris par le récit d'Ervé pour cela. Aussi ces mots m'ont dévoré.
Un grand merci à toi Doriane qui m'a fait découvrir ce livre magnifique.
Commenter  J’apprécie          5836



Ont apprécié cette critique (55)voir plus




{* *}