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Critique de karmax211


Lorsqu'on sait que Claire Etcherelli appartient au mouvement dit de " littérature prolétarienne ", on peut être ou formidablement attiré par son grand roman qui connut un grand succès et fut gratifié du Prix Femina 1967... ou au contraire se dire... encore un tract gauchiste qui va nous embarquer dans l'éternelle antienne de la lutte des classes et autres sujets barbants !

Dans l'un et l'autre cas de figure, je dis gardez-vous de tout jugement hâtif et songez, par exemple, à - À la ligne : feuillets d'usine -, le formidable bouquin du regretté Joseph Ponthus, qui a, ne serait-ce que par son contexte, l'usine et le travail à la chaîne comme parenté avec - Élise ou la vraie vie -. L'un et l'autre prenant racine dans la réalité d'un quotidien très similaire.

Ce qui rend le roman de Claire Etcherelli si singulier et d'une certaine façon unique, c'est qu'il embrasse plusieurs thèmes à la fois : l'enfance orpheline, la pauvreté, la vie provinciale opposée au " parisianisme ", l'amour maternel et quasi castrateur d'une soeur aînée pour son frère, le mariage comme échappatoire à la claustration juvénile, l'adultère, la paternité déléguée, l'abandon, la condition et la vie ouvrière, " la fuite monotone et sans hâte du temps " sur une chaîne de montage dans une usine d'automobiles, l'engagement politique, le racisme et l'Amour impossible dans un contexte où le poids de l'Histoire est omniprésent.
C'est de la fiction, c'est de l'autofiction et c'est un témoignage.

Élise est la soeur aînée de Lucien. Tous deux orphelins de père et de mère ont été confiés à la garde de leur grand-mère.Nous sommes au début des années 50 peu avant la fin de la Guerre d'Indochine, quelque part dans un quartier populaire de Bordeaux. Élise ne vit que pour son frère, lequel cherche à échapper à cette mère de substitution castratrice... Ils grandissent chichement dans une vie provinciale rythmée par l'ennui. Lucien a un mantra qu'il répète inlassablement à Élise : " bientôt nous connaîtrons la vraie vie..."
En attendant, peu d'études pour l'un et l'autre. Peu ou pas de travail si ce n'est quelques heures de surveillance dans un établissement scolaire pour Lucien... Celui-ci, joli garçon sans grands scrupules s'éprend d'une belle voisine, Marie-Louise, qu'il épouse et met enceinte. Deux gosses, l'une éprise de son jeune et beau mari, un autodidacte qui épluche les journaux compulsivement... l'autre un idéaliste épris d'une conscience et d'un idéal révolutionnaire que la rencontre de deux militants, Henri un intellectuel bourgeois acquis au socialisme et Anna une maîtresse révolutionnaire, vont pousser à franchir le pas : partir pour la capitale pour contribuer à y préparer " le grand soir ".
Élise renvoyée à une vie terne et solitaire s'occupe de la grand-mère qu'une glissade sur un trottoir givré a envoyée pour quelques mois à l'hôpital.
Un jour, une lettre de Lucien convainc Élise de rendre visite à son frère à Paris.
Commence alors pour elle " la vraie vie ".
D'hôtels minables en foyers, le manque d'argent va pousser la jeune femme à travailler... à l'usine, à la chaîne de montage des automobiles. Sa fonction : passer d'une voiture à l'autre pour vérifier que le processus de fabrication est correct... tableau de bord, boîte à gants,essuie-glaces, rétros, phares, clignotants sont inspectés à la chaîne en un temps chronométré etc etc
Le milieu est un milieu d'hommes. La grande majorité de ces hommes sont des Arabes... et nous sommes en pleine guerre d'Algérie... En même temps que la condition ouvrière, le travail à la chaîne, la vie en usine, Élise va découvrir le racisme de la France des années 50, avec ses rafles, ses " ratonnades ", la violence de la police française, celle du FLN... et le grand amour pour Arezki, un ouvrier algérien qui milite clandestinement pour l'indépendance de son pays...

Les 276 pages de ce roman se lisent la boule au ventre. le travail d'écriture et de restitution de Claire Etcherelli est remarquable de justesse, de finesse, d'acuité. de tous les thèmes qui s'imbriquent dans ce roman, pas un n'est négligé. Mais toutes les pages qui ont trait à l'usine, à la vie à l'usine, au travail à la chaîne, sont d'un réalisme confondant.

Qui ne sait pas ce qu'était le travail à la chaîne dans les usines Renault ou autres à la fin des années 50 dans notre beau pays, devrait lire cet ouvrage. À l'heure où l'on parle de retraite, de pénibilité, de salaires, de primes, de productivité, ce livre est un formidable témoin de ce que furent les " Trente Glorieuses " et de ce qu'ont vécu beaucoup de " Boomers ".
Qui parle de racisme dans un monde qui en est gangrené devrait lire ce livre pour mieux comprendre où, quand et comment il est né.
Qui parle de violences policières, de contrôles au faciès devrait lire ce roman.
Qui veut lire une très belle histoire d'amour vécue par un couple mixte devrait lire - Élise ou la vraie vie - !

C'est du romanesque, c'est de l'historique, c'est du sociologique... c'est du Ken Loach et du Upton Sinclair, celui de - La jungle -. Bref, ça bouscule, ça dérange !

" Celui que j'ai prêté à Lucien me manque terriblement. Dix mille francs. de quoi vivre toute une semaine. Nous sommes des pauvres dignes. de ceux qui cachent leur pauvreté comme une disgrâce honteuse. Cela doit rester entre nous."

" Je me suis trouvé dans la nécessité matérielle d'accepter un boulot pénible, mais combien exaltant. Je vais me mêler aux vrais combattants, partager la vie inhumaine des ouvriers d'usine. Au milieu des Bretons, des Algériens, des Polonais exilés ou des Espagnols, je vais trouver le contact avec la seule réalité en mouvement. Et quand j'aurai fini ma journée d'usine, je retrouverai mes papiers, mes papiers, car, ma vieille Élise, je témoignerai pour ceux qui ne peuvent le faire."

" Il y a cinq mois que je suis là, reprit Lucien. J'ai été à ton poste, à d'autres. Et j'ai compris le système. Que tu partes ou que tu restes, ce que je veux te dire te servira. Trois jours, un mois, peu importe. Ne sois pas humble. Ici, l'humanité est un aveu. Un peu d'insolence mettra les autres à l'aise. Les chefs sont des aboyeurs. Ne leur ôte pas ce plaisir. N'en fais pas trop. Fais-le comme un bon outil, tu n'es pas autre chose. Ne cherche jamais à comprendre ce que tu fais. Ne demande pas à quoi sert ceci ou cela. Tu n'es pas là pour comprendre, mais pour faire des gestes. Quand tu auras pris la cadence, tu deviendras une mécanique bien réglée qui ne verra pas plus loin que le bout de la chaîne. Tu seras classée bonne ouvrière et augmentée de trois francs de l'heure."

" Arezki, lorsqu'il me rejoignit à Stalingrad, déclara que nous n'irions plus aux Ternes, ça n'était pas un bon quartier...
- On va... au Trocadéro.
Nous avons été au Trocadéro. Nous y sommes même revenus le surlendemain. Nous nous sommes promenés dans les jardins où la brume givrante dressait autour de nous des murs protecteurs. Nous avons été à l'Opéra et fait plusieurs fois le tour de l'édifice. Nous avons traversé les ponts.
Nous nous sommes perdus dans les rues du quartier Saint-Paul. Nous avons remonté les boulevards autour de l'axe Saint-Augustin. Partis de Vaugirard, nous nous sommes retrouvés à la porte d'Auteuil. La rue de Rivoli, nous l'avons parcourue dans les deux sens. Et le boulevard Voltaire, et le boulevard du Temple, et les ruelles derrière le Palais-Royal. Et la Trinité, et la rue Lafayette. Nous ne revenions jamais dans le même quartier. Quelque fait banal, un rassemblement, l'ombre d'un car de police, un flâneur qui nous suivait, et la promenade tournait court. Il fallait nous quitter."

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