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Critique de jlvlivres


« Inversion » (2006, Cherche Midi, 261 p.), traduit de « The Open Curtain » (2008, Coffee House Press, 223 p.) est un (presque) long roman qui retourne aux sources de la religion des mormons et de ses rapports avec la société.
Rudd Theurer est un jeune garçon dont le père s'est suicidé, mais c'est un sujet tabou chez les mormons. Il est strictement élevé dans l'austérité et la foi mormone sous la férule de sa mère autoritaire et culpabilisatrice. La découverte de lettre à son père d'une certaine Anne Korth, qui lui révèle l'existence d'un demi-frère, Lael. L'enseignement que suit Rudd, ainsi que la vie avec sa mère, tournent autour des mêmes thèmes religieux « Bienheureux celui qui écoute le Seigneur et suit ses commandements ». Cela bien sûr le traumatise et lui font rechercher son demi-frère, lui-même assez diabolique et pervers. Au cours d'un travail de recherche, Rudd tombe par hasard sur des articles racontant le procès pour meurtre, en février 1903, de William Hopper Young (WHY, c'est-à-dire pourquoi en anglai, Brian Evenson va jouer à dessus).William Hopper Young est le petit-fils de Brigham Young, lui-même héritier de Joseph Smith le fondateur de l'église mormone. le problème est que ce WHY est accusé du meurtre d'Anna Pulitzer. Son corps a été retrouvé dans la boue d'un canal, avec diverses blessures au crâne et à la tempe gauche. Cependant, la mort est due à un coup de couteau ouvrant le ventre en diagonale. La symbolique de ce meurtre correspond à la doctrine mormone de l'expiation par le sang. « La doctrine de l'expiation par le sang stipule que, lorsqu'un mormon a renié sa foi, il est possible de sauver son âme en répandant le sang d'une personne de qualité similaire à la victime, et que la bénédiction sera portée dans l'au-delà au crédit de celui qui a commis l'acte en question. ». Un mormon apostat pourrait ainsi sauver son âme en répandant le sang d'une victime innocente. Il faut pour cela d'abord creuser la fosse, faire saigner abondamment la victime (baigner la fosse) avant d'y jeter la victime. (Tout le cérémonial est décrit p.53). le roman bascule alors dans l'enquête pour démontrer la culpabilité de WHY, sa fuite, et l'envoi à Chicago d'une malle contenant les éléments matériels du meurtre. On comprend que cela déstabilise encore plus le jeune Rudd (avec l'aide, il est vrai, de Lael). Ils vont jusqu'à profaner la tombe du père pour constater qu'ils ont tous trois, le même visage. Fin de la première partie.
La seconde partie « Lyndi, égarée » démarre juste après que Rudd (et Lael) aient tués une famille de randonneurs. Lyndi, la fille de cette famille, n'était pas de la partie. Elle est donc sauve, tandis que Rudd est retrouvé à moitié égorgé auprès de la famille. La découverte des corps reprend une géométrie inscrite sur les sous vêtements mormons, mais aussi celle incisée dans la chair de la jeune Anna Pulitzer (un V suivi d'un L, puis centré en dessous un trait horizontal, et un second trait plus bas, décalé vers la droite). Ces traits symbolisent le signe du compas, l'équerre, le nombril et la marque du genou.
Le meurtre commis par WHY devient alors une obsession pour Rudd. L'existence de Rudd elle-même devient une « longue question renouvelée ».
Les exégètes voient alors l'influence de la pensée de Deleuze à propos de la schizophrénie. « L'anti-Oedipe » conduit à l'échec de la psychanalyse freudienne dans la compréhension de la psychose. « le délire ne se construit pas autour du nom-du-père, mais sur les noms de l'histoire. » C'est tout à fait le cas de Rudd, dont le père est inexistant, sinon nié, et WHY qui sert de point de fixation. D'après Deleuze, le discours et le délire du schizophrène s'articulent autour de l'histoire politique, sociale ou religieuse et non pas autour de l'histoire familiale (contrairement à Freud).
Cependant Brian Evenson se défend, dans une longue interview, de faire cette analogie avec Deleuze. Mais il reconnait que « Deleuze compte beaucoup pour (lui) » « La théorie française post-hégélienne au XXe siècle était l'un des quatre champs d'étude de (s)on doctorat » et d'ailleurs il a « appris davantage sur l'écriture en lisant Deleuze, qu'en lisant n'importe quel autre philosophe ».
Et ce n'est pas fini (on n'est qu'à la moitié du roman). Nouveau basculement.
Lyndi se prend d'affection pour Rudd et tombe amoureuse. Ce dernier, il s'installe tout naturellement chez elle lorsqu'il sort de l'hôpital. (Attention, on est en pays mormon, tout reste très chaste). Mais Rudd dérape de plus en plus, perd la mémoire, confond un peu tout, jusqu'à laisser échapper le nom de Elling (le complice présumé de WHY). Cet épisode de perte de mémoire et d'absences répétées correspond à ce que Deleuze appelle « le corps sans organe ». Puis un jour, Lyndi le retrouve la gorge tranchée. «Il gisait au sol, à la main un canif aux quatre lames sorties. Sa gorge ouverte gargouillait, le sang bouillonnant avait imbibé le col du T-shirt et commencé à couler le long du cou ». « de nouveau il toussa et elle goûta son sang ». Retour à l'hôpital, et à la sortie de l'hôpital, Rudd demande Lyndi en mariage (selon le rite mormon, cela va de soi, décrit dans le chapitre VIII, p. 177-191).
La grande scène du mariage, maintenant. Pour les préparer à la cérémonie, les époux sont séparés à l'entrée du temple. Puis Lyndi est lavée, habillée avec des habits du temple (les broderies lui rappellent le massacre de sa famille) et on lui donne un nouveau nom (Rachel), nom secret que seul son mari aura le droit de connaître. Lors de son initiation, on lui révélée le sens des symboles brodés qu'elle devra reproduire dans l'autre monde pour entrer au paradis. « Des signes et symboles on passa aux sanctions – la promesse de ne jamais, sous aucun prétexte, dévoiler les signes et symboles, même au péril de sa vie. Placé dans une situation où l'on ne pourrait garder le secret, on était censé se tuer. Elle dut faire mine de s'ouvrir la gorge avec le tranchant de la main, puis poser les mains de part et d'autre de son torse avant de les laisser retomber sur ses flancs, comme si elle avait ouvert son torse et que le sang giclait le long de ses côtes. Plus tard, l'arrière de son pouce décrivit un trajet symbolique d'une hanche à l'autre, coupant les reins. » L'étape suivante voit la réunion des deux nouveaux époux qui franchissent un rideau bleu puis se retrouvent devant un rideau blanc et on connait alors la signification des symboles géométriques. (Au passage, on comprend le lien entre le rideau et le titre anglais « The Open Curtain », certes plus représentatif que « Inversion »). « La marque de l'équerre, au-dessus du sein droit : ordre et précision, rectitude des actes et de la pensée. Sur le rideau, ce n'était pas seulement une marque mais une fente assez longue pour laisser passer un bras. Elle imagina qu'une main minuscule et désincarnée pénétrait la marque apposée sur sa poitrine et plongeait dans ses poumons. La marque du compas, autre fente, sein droit, signifiait que Jésus-Christ les guiderait dans la vie éternelle telle une boussole. La marque du nombril, une fente écartée : accepter que nous ne pouvons vivre sans nourriture spirituelle de la parole de Dieu. La marque du genou – qui à la différence des autres n'était pas une ouverture mais une simple marque sur le rideau : tout genou doit plier et toute langue reconnaître que Jésus est le Christ. ». Lyndi comprend alors pourquoi Rudd a survécu au massacre. On lui a laissé une marque sur sa gorge, (symbole de la marque du genou ?) parce que sa mort n'était pas nécessaire à la réalisation de la cérémonie pervertie. Cependant, le mariage est lui aussi perverti car lorsque Rudd joue le rôle de Dieu derrière le voile pour recevoir Lyndi en mariage, il l'oblige à changer de nom secret. Ce n'est plus Rachel, mais Elling (la boucle est quasiment bouclée).
Ce n'est pas fini pour autant et la situation s'aggrave encore. Rudd recherche son visage qu'on lui a volé dans les différents miroirs de la maison. Il refuse toujours de faire chambre commune avec Lyndi. Puis, il quitte sa chambre et s'installe avec toutes ses affaires dans un cabanon dans le jardin. Lyndi prend peur et force l'entrée de ce cabanon. « A l'intérieur, il faisait chaud, l'odeur était épouvantable ». « Derrière la porte un drap faisait office de rideau. Rudd l'avait tailladé pour reproduire les marques des vêtements, mais à l'envers et inversées. » « Au milieu, échoué sur le dos, enfoncé jusqu'au couvercle, le vieux réfrigérateur ». Et dans ce vieux frigo « La puanteur de la viande putréfiée ». Fin de la seconde partie.
La troisième partie « Hooper déchainé » commence par trois sous chapitres, tous numérotés I (le chapitre II vient après ces trois là). Tout devient confus. On ne sait plus si c'est Rudd, ou WHY « Tu t'appelles William Hooper Young. On t'appelle Hooper », ni si c'est Leal ou Charles Elling (ou Rudd). On retrouve également Anna Pulitzer « Anna Pulitzer. Une connaissance, une pécheresse, aussi ».
En final, on ne sait plus très bien qui est qui (et qui est moi). Pour couronner le tout, je ferai remarquer de Brian Evenson traduit les romans de Claro, alors que Claro édite Brian Evenson. Comme cela on boucle la boucle…..

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