Le carnet des rancunes m'a immédiatement replongé en 1953.
Bon, je vous l'accorde, je n'étais alors pas né mais l'auteur
Richard Matheson oui, et déjà il écrivait des nouvelles géniales dont une intitulée "Une armée de conspirateurs".
Dans ce texte, il écrivait déjà au sujet d'un homme persécuté au-delà de toute raison :
"Son é
quipement de base se composait d'un bloc de papier réglé et de son stylobille. Quant au principe adopté, il consistait à noter les diverses causes d'exaspération dont il avait à se plaindre avec l'heure de leur occurrence, le lieu, le sexe du coupable et le degré de la contrariété subie, ce dernier étant exprimé par un chiffre allant de un à dix."
En tout cas je vous conseille vivement ce petit en-cas paranoïaque où la moindre nuisance sonore ou olfactive était scrupuleusement inscrite sur les pages du livret d'un fou
qui pensait que la terre entière en avait après lui.
Moi-même j'ai d'ailleurs tenu ce genre de carnet, où je notais scrupuleusement tout ce que mes proches faisaient pour le simple plaisir de me nuire. Mais ça n'a pas duré, je me suis vite rendu compte que j'avais quand même tendance à l'exagération.
J'ai cependant la rancune tenace et même si j'essaie de ne pas me laisser dévorer de l'intérieur par les ressentiments, c'est parfois difficile de ne pas vouloir rendre la monnaie de sa pièce à quelqu'un.
Je ne me prénomme pas Jésus et je ne tend pas l'autre joue.
Oeil pour oeil, dent pour dent, la devise de la loi du talion me plaît bien davantage.
Sébastien Desmichelles, principal narrateur du roman, a noté scrupuleusement sur son carnet des rancunes les noms de toutes les personnes
qui l'avaient brisé, humilié.
Qui lui avaient causé des préjudices moraux, familiaux, psychologiques, financiers.
Valu de longues dépressions ou même des séjours en hôpital psychiatrique.
"Traumatisme profond avec sentiments de honte et d'inutilité."
Et pourtant, ce petit comptable
qui a tout du français moyen a décidé de sortir les griffes. A l'âge de cinquante ans.
Je n'en n'ai donc plus que quatre avant de me lancer dans un projet similaire...
Comme la suite nous le montrera - ou pas - il va désormais bien mieux et la présence d'une nouvelle femme dans sa vie, Dominique ( parmi ses griefs il n'a jamais pu pardonner à son ex-femme de l'avoir trompé, dépossédé de ses biens et même de ses fils ) n'est pas étrangère à son regain de révolte et d'énergie.
"Je suis en train de devenir amoureux de cette femme enjouée, vive, curieuse de tout, qu'un rien amuse."
Alors il passe à l'action, met en exergue l'adage "La vengeance est un plat
qui se mange froid" et multiplie les crasses à tous ceux
qui lui en avaient fait baver, même dans un lointain passé.
Onze petites histoires de rancunes à assouvir
qui peuvent se lire comme autant de petites nouvelles où la cruauté répond à la cruauté. Voisinage, famille, amis, arnaqueurs, voleurs, collègues ... Ils ont tous mérité son courroux et à de rares exceptions, il sait où frapper pour faire mal et comment faire ravaler leur fierté à ces gens
qui se croient tout puissants et
qui ont agi avec lui de la plus déplorable façon.
Ces moments
qui parsèment le livre sont assez inégaux, parfois peu convaincants, à l'immunité douteuse pour notre anti-héros, mais à l'inverse parfois jouissifs et on se retrouve sans forcément s'identifier à Sébastien à imaginer le pire pour tous ceux
qui nous ont fait du mal. Si comme lui nous avions la possibilité de passer à l'action sans le carcan de la conscience ou sans le risque de se faire prendre...
Je pense à Nourredine
qui baissait tout le temps mon jogging au collège pour que je sois la risée des sixièmes et à la façon dont je pourrais tronçonner ses deux cuisses s'il considère les pantalons inutiles.
Je pense aussi à Julien que j'ai ramené chez lui avant qu'il ne sorte avec ma copine et que j'aurais plutôt du transporter, ligoter et bâillonner dans une caverne deux semaines durant sans eau ni nourriture.
Je songe à celle
qui ne jure que par l'amitié sur Babelio avant de planter un couteau dans le dos des lecteurs si chers à son coeur, qu'elle délaisse au moindre grave problème sans un mot d'explication, et à
qui je souhaite une infinie solitude quand elle aura à son tour besoin de quelqu'un.
Mon chef de service m'a pris en grippe sans la moindre raison et flirte avec le harcèlement parce qu'il me sait fragile. J'en ai même des angoisses à l'idée de venir travailler le matin. Je me permets de reprendre l'idée de Jacques Expert mais un bel étron bien sale sur lequel il s'assiérait en plein réunion et la gêne
qui s'en suivrait me procurerait une joie immense !
Je me rappelle de ce connard de cardiologue qu'avait vu mon père avant la crise
qui lui a été fatale et à son rapport établissant que tout allait bien. J'aimerais bien l'opérer à coeur ouvert à mon tour pour un résultat probablement similaire au vu de mes compétences en chirurgie.
Quant à mon syndicat de copropriété, j'attends toujours une réaction de leur part quand j'ai été envahi par les mouches suite aux travaux de toiture exécutés enfermant et étouffant plusieurs pigeons dans les combles au-dessus de chez moi. je mettrais bien ces personnes si désireuses d'intervenir dans des cercueils aux côtés d'un corps en putréfaction. Juste deux ou trois jours, pas plus, je ne suis pas un monstre.
Je me souviens bien sûr de ce serrurier à Saint Denis
qui, une fois la porte déverrouillée, une fois introduit chez moi, m'a réclamé la modique somme de 1000 €. J'aimerais qu'on lui coupe la main en direct dans une émission de Julien Courbet, pour l'exemple.
Tellement d'ingratitude, de trahisons, de bassesses et d'hypocrisie dans ce monde.
Tellement de haine et de regrets que même si j'exagère volontairement mes idées de châtiments, je comprends les motivations de Sébastien et en ai même approuvé certaines intérieurement.
"Je n'oublie jamais rien et avec moi on paie toujours sa dette."
Et moi, combien de personnes m'ont mise dans leur carnet ?
Bien plus raisonnable que moi, Sébastien Desmichelles n'a condamné qu'une seule personne à la peine capitale.
Ce sera sa dernière proie, le dernier des douze noms à barrer de son carnet.
Celui
qui a commis l'impardonnable.
Il s'agit de Yannick Lefèvre, PDG d'une gigantesque entreprise, peu scrupuleux, heureux en ménage, aux trois enfants dont les plus hautes études sont déjà toutes tracées.
Dès le début du roman, un affrontement psychologique se joue entre les deux hommes. L'homme d'affaire ignore tout de l'identité de son harceleur
qui semble plus malin qu'il n'en n'a l'air, et
qui par petites touches sème l'in
quiétude puis le chaos au sein de la famille Lefèvre.
"Qu'ai-je fait de si mal pour qu'on m'en veuille à ce point ?"
C'est le jeu du chat et de la souris entre les deux hommes, la richesse de l'un permettant d'enquêter sur le fou dangereux
qui tourmente ainsi le magnat sans aucune raison apparente. Et ça n'est pourtant pas faute de laisser des indices.
Ce conflit est une déclaration de guerre
qui ne pourra s'achever que par la mort d'un des deux hommes. Mais à ce petit jeu
qui sera le plus malin ?
Si le lecteur doit attendre la toute fin du roman pour connaître les tenants et les aboutissants de cette rancune - même si haine paraît un mot plus approprié ici - Jacques Expert nous divulgue des éléments de réponses un peu rapidement. Trop d'indices flagrants
qui permettent de deviner de quoi il retourne exactement, surtout pour tous ceux
qui ont déjà lu
Hortense.
Le plaisir de la lecture est-il pour autant gâché ?
Amoindri certainement mais il demeure des mystères, une tension, et une histoire d'amour très émouvante.
Ainsi que beaucoup de cet humour noir dont je suis si friand.
Le roman a un certain charme également du aux termes désuets maintes fois usités, la compagne de Sébastien refusant toute forme de grossièreté.
"Dominique n'aime pas quand je suis vulgaire."
"Ne dis pas "crever", tu sais que je n'aime pas ce mot."
Entre autres exemples on tombe sur des expressions comme pérorer comme un paon, propre comme un sou neuf, les polices de France et de Navarre, avoir droit à un chien de sa chienne ...
Et ce vocabulaire participe à rendre malgré tout sympathique cet homme rongé par l'idée de se faire justice lui même avec pour arme son carnet vétuste et feuilleté jusqu'à l'usure.
Difficile d'émettre un jugement très objectif sur ce nouveau Jacques Expert, au style reconnaissable entre mille.
L'idée de départ est tout simplement excellente, mais elle ne suffit pas à la rédaction d'un roman parfait pour autant.
Donc oui, certaines vengeances sont moins crédibles ou auraient mérité d'être davantage approfondies.
Oui également, on devine trop vite de quoi il retourne, ou presque.
Et pourtant, suspense et tension sont maintenus jusqu'à la dernière page et le roman se doit au moins d'être salué pour son originalité et le travail énorme accompli sur la psychologie vacillante de Sébastien,
qui a beau être fou, est également un homme épris d'amour et surtout d'un désir de justice
qui a quelque chose de profondément libérateur et même de jubilatoire.