D'abord désireux de ne pas se laisser distraire par le troublant parfum de la demoiselle, il se sentit bientôt happé par ce qui ce passait sur la toile.
Elle montrait un corps de femme jeté au sol, une lame blanche enfoncée dans le coeur. Une mèche masquait la figure, excepté la bouche, grande ouverte dans un cri. Un long, et interminable, et abominable cri.
L'artiste l'avait exécutée au couteau, à la fois avec rugosité et délicatesse, âpreté et beauté. Il y avait du monstrueux, là-dedans, du délire et de la rage, de la maladie, de l'ivresse, de l'adoration aussi.
Le hic, avec la modernité, c'est qu'elle a ses aigreurs, ses bouderies, ses syncopes, ses congés payés, ses entractes, ses interruptions, ses black-outs, ses RTT, ses vapeurs, ses absences, ses accès d'Alzheimer... Le constat est alors immuable, quels que soient le siècle considéré et la modernité concernée: ça ne fonctionne plus.
Élisabeth demeurait paralysée, inerte, sur son petit billot de bois noir. Et en même temps elle plongeait… Le décor, autour se modifia. Pas d’erreur, elle s’engouffrait-non…elle s’engloutissait ! - dans le tableau d’Odilon Voret…
Un autre oeil, celui de Mlle Yvonne, se fixa à cet instant sur elles, aussi glacial que celui du poisson saisi dans la gelée.
Antonin longeait le printemps froid des bords du fleuve et comprit bientôt qu'il se rendait au musée d'Orsay. Son esprit l'avait su avant lui. Il y avait une nocturne aujourd'hui.
Ca lui prenait, parfois. Antonin aimait à revoir régulièrement certains rouges de Toulouse-Lautrec, certains ocres de Cézanne, une certaine chaise de l'architecte Frank Lloyd Wright dont il ne se lassait pas, et il fallait bien admettre qu'un écran ne restituait jamais la vérité d'un pigment, ni du grain de la toile ou de son éclat, ni des reliefs. Internet traduisait la vie aussi mal qu'une carte postale un paysage réel.
Un autre œil, celui de MIle Yvonne, se fixa à cet instant sur elles, aussi glacial que celui du poisson saisi dans la gelée.
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