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Critique de bobtazar


Caryl Férey, pour moi l'un des tout meilleurs auteurs d'ethno-polar, travaille environ quatre ans sur un projet. Une première étape, celle du repérage, consiste en un voyage dans le pays qui sera le théâtre de son futur roman (Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud, Argentine, Chili ou Colombie…). Puis, vient l'étape de la documentation, qui dure deux ans environ. La troisième étape va consister en un nouveau voyage, pour affiner la matière, avant de passer à la quatrième et dernière étape, celle de l'écriture proprement dite.
Quatre ans avant la parution de Lëd (2021), excellent polar sibérien dont l'action se déroule intégralement à Norilsk, ville considérée comme « la plus pourrie au monde », Caryl Férey était donc parti une semaine en repérage dans cet enfer sur terre. Il en a tiré toute la matière nécessaire ainsi, au passage, que ce petit récit de voyage sobrement intitulé Norilsk. Il n'y a bien que le titre qui soit sobre, d'ailleurs, lorsque l'on voit que Férey et « La Bête », son fidèle acolyte (un peu alcoolo, un peu macho, un peu bras cassé), vont donner des leçons de boissons à leurs camarades de jeu russes, qui ont même du mal à les suivre... C'est dire le professionnalisme des deux lascars, qui excellent aussi bien en vin rouge qu'en bière ou vodka !
Récit autobiographique, reportage gonzo, journalisme subjectif, Norilsk est en quelque sorte le « making of » réaliste du roman Lëd à suivre. On s'amuse à y retrouver quelques personnages (Shakir, le chauffeur de taxi ouzbek, notamment), quelques lieux (le toit des immeubles, la colline qui surplombe la ville, mais aussi et surtout le Szaboy, élément central de la vie sociale, excellent bar punk-hard-rock dont je n'ai malheureusement jamais trouvé l'équivalent, que ce soit en France ou dans le monde). Et, bien entendu, la ville elle-même, personnage central de ce récit et du roman. Une ville de 200 000 habitants perdue au fin fond de la Sibérie, avec une amplitude thermique de 90°C (de - 60°C à + 30°C), deux-cent-soixante jours de neige par an, dont cent-trente de tempêtes, des numéros d'immeuble écrits en gros pour s'orienter en plein blizzard, une horloge unique au monde comportant non pas douze mais vingt-quatre chiffres pour se repérer lors des trois mois de nuit permanente puis des trois autres de jour total (bonjour, le métabolisme !)... À ces phénomènes naturels pour le moins hostiles, il faut ajouter des données liées à la folie humaine : Norilsk est une ville minière, une des plus polluée du monde (elle pollue autant que l'ensemble de la France), où l'espérance de vie ne dépasse pas soixante ans. Et, cerise sur le gâteau, elle y a abrité Norillag, le goulag, à l'époque stalinienne. Maladies pulmonaires, vieillissement prématuré, dépressions, suicides… Peu d'endroits dans le monde peuvent se vanter d'être aussi peu attractifs, pour ne pas dire repoussants. Comme si cela ne suffisait pas, et histoire de décourager les derniers intrépides, l'entrée sur ce territoire est toujours subordonnée à autorisation du FSB (service de sécurité de Russie, ancêtre du KGB).
Férey et son pote La Bête étaient partis avec un objectif clairement défini : faire des rencontres et discuter avec des autochtones, pour obtenir de la matière. Objectif atteint ! Ils auront dragué (un peu), bu (beaucoup), déconné (tout le temps). Bref, noué quantité de relations qui, bien qu'apparemment superficielles eu égard au barrage de la langue (des « Poutine no good ! » ou des « you're my friend ! », scandés jusqu'à plus soif), ne s'en sont pas moins révélées très profondes. Il suffisait de voir la popularité des deux hommes au bout de quelques jours et, surtout, l'émotion palpable lors de leur soirée d'adieu. C'est d'ailleurs lors de cette mémorable dernière soirée (à l'occasion de laquelle le Szaboy a été exceptionnellement ouvert un dimanche soir) que se déroule la scène la plus poignante, à mon sens. Lorsque les deux français prennent brutalement conscience du vieillissement prématuré des gens de Norilsk, soumis à des conditions de vie dantesques. Tous deux la cinquantaine, ils se rendent compte avec stupéfaction que leurs nouveaux camarades, à qui ils donnaient entre trente et quarante ans, n'en avaient tout juste qu'une vingtaine...
Magnifique complément, surprenant et tendre, à la lecture de Lëd. Et qui permet de découvrir Caryl Férey dans son activité favorite lorsqu'il n'écrit pas : boire des coups avec des potes.
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