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Critique de michfred


Personne ne parle d'amitié comme Elena Ferrante.

Personne, comme elle, en trois volumes de plus de 500 pages chacun – le quatrième pour moi reste à découvrir- ne sait en épouser les méandres, en scruter les abysses, en éclairer les ambiguïtés, sans lasser, sans se répéter, sans tricher surtout.

L'amitié de Lila et Lenù, petites gamines du « rione » napolitain - ce « Quartier » populaire de Naples, ce microcosme, ce bouillon de culture, plein de vie, de rivalités, de haine, de violence et de tendresse- cette amitié-là, c'est tout sauf une amitié tranquille, une belle rencontre philosophique à la Montaigne.

« Parce que c'était lui, parce que c'était moi », disait Montaigne de la Boétie, son ami d'élection, et Brassens confrontait à ces « amis de luxe » ses « copains d'abord », des potes à toute épreuve, à la vie à la mort, et tout uniment , tout sincèrement amis. Entre les amis de luxe et les copains de Brassens pourtant, il y a la même clarté. Pas une feuille de papier à cigarettes entre eux. Pas l'ombre d'un doute. Pas la plus petite réserve. Confiance absolue.

L'amitié de Lila et Lénù, c'est un torrent, violent, qui disparaît parfois pour se cacher dans des grottes, on le croit perdu, il réaffleure, bouleverse tout, manque de tout noyer, puis il s'assèche. L'aurait-on rêvé ? A-t-il jamais existé ? Etait-ce un leurre, un fantasme ? Non, le revoilà, presque tranquille, on peut se voir dedans, c'est un miroir…jusqu'à ce que l'image réfléchie, encore une fois, se brouille, toute sombre, pleine de vase, agitée d'herbes enchevêtrées…

Voilà exactement par où passent les sentiments des deux amies – et les nôtres. Jamais de repos, jamais de certitude, si ce n'est celle d'un lien fort, excessif, troublant, parfois porteur, parfois mortifère, toujours en mouvement.

ATTENTION SPOIL [Lila et Lenù sont femmes : Lila a quitté son mari, Stefano, puis son amant, le beau Nino Sarratore sur qui a, depuis toujours, fantasmé Lenù. Son heure de gloire semble passée ; pauvre, amaigrie, agitée d'une étrange fièvre, elle travaille comme ouvrière dans une usine de charcuterie, veillée par Enzo qui la protège des autres et d'elle-même, et l'aide à élever son fils, Gennaro. Tous deux, après le travail d'usine, tentent de se former aux nouvelles machines IBM qu'on dit prometteuses d'avenir.

Lenù qui a choisi la voie studieuse, semble mieux partie : elle a publié un premier livre qui a eu du succès, a brillamment terminé ses études, fait bientôt un mariage bourgeois avec un jeune universitaire promis à un bel avenir, change de famille, de ville, de milieu. ]

Storia di chi fugge e di chi resta. Histoire de celle qui fuit, et de celle qui reste.

Mais là aussi, comme en amitié, rien n'est simple, rien n'est figé, tout est précaire.

Surtout quand l'Histoire s'en mêle.

Ce ne sont plus les trente glorieuses, mais les années de plomb : l'Italie rentre dans une sphère d'agitation politique violente. Les forces traditionnelles –le PCI d'un côté et la démocratie chrétienne de l'autre- sont, après trop de collusions et de compromis, fortement remises en question par les extrêmes : Noirs et Rouges s'affrontent dans les rues, aux portes des usines et des universités.

Les fascistes soutenu par la Maffia – la Camorra du « rione » est particulièrement virulente, incarnée dans le livre par le clan tout- puissant des Solara – et les « gauchistes » de Lotta continuà ou des Brigate Rosse auxquels se rallient communistes déçus, comme Pasquale, et intellectuels petits-bourgeois en mal d'action , comme Nadia, sèment le désordre dans les plans de carrière bien huilés, dans les institutions qu'on croyait inébranlables, dans les consciences de classe, dans les rapports entre hommes et femmes… et sèment aussi leurs morts.

Le « rione » n'est pas l'endroit où les règlements de compte sont les moins sanglants. Bruno,le patron d'usine, Gino, le fils du pharmacien, même la vieille reine du clan Solara, tous sont frappés. Pasquale et Nadia ont changé de discours et de méthodes..

Il va sans dire que nos deux amies subissent elles aussi les coups de boutoir de cette espèce de guerre civile : Lina devient une femme de pouvoir- maîtresse d'une science toute neuve qui fera bientôt des ordinateurs les rois de toute gestion industrielle et financière, et reine de coeur du plus redoutable aigrefin du Quartier. Lenù, l'intellectuelle, la prudente, perd peu à peu tout contrôle sur sa vie : ses maternités non désirées, et une passion trop longtemps refoulée qui refait brusquement irruption dans sa vie semblent devoir ébranler l'édifice de sa notabilité familiale et sociale qu'elle croyait stable.

Mais la navette qui tisse un va-et-vient entre ces vies particulières et l'histoire politique et sociale de l'Italie est celle de l'amitié : toujours interrogée, parfois réduite à un simple fil ...de téléphone, parfois transformée en un vrai câble pour sauvetage en pleine tempête - l'amitié tient ensemble en même temps qu'elle découd les pièces de ce puzzle.

C'est une amitié inquiète, qui pose mille questions, joue avec les points de vue, ne donne aucune réponse satisfaisante.

SPOIL BIS [Qui sauve qui? Lenù croit aider Lina mais ne fait-elle pas plutôt étalage d'un entregent social tout neuf, après son « beau mariage" ? Lila est-elle de bon conseil ou jette-t-elle un sort funeste à son amie, la vouant à n' être que son ombre, son éternelle seconde ? Lila est-elle une rebelle sans cause ou une ambitieuse sans scrupule ? Lenù est-elle une douce et sage femme d'intérieur et une intellectuelle d'occasion ? Ou une brillante écrivaine prise au piège des conformismes et du machisme ambiants ? Une fieffée égoïste ou une pionnière de la femme nouvelle ? ]

Ce qui rend ce roman si passionnant – et singulièrement ce troisième volume, lu en VO tant était grande mon impatience et impossible l'attente de sa traduction- c'est justement ce mélange entre saga et essai, entre roman d'initiation et réflexion sur l'amitié, entre l'histoire de deux amies et une étude de femmes : la femme dans le couple, le sexe, la maternité, la vie professionnelle, la vie familiale et sociale..


Sans concession, sans chichis, sans faux-semblants ni effets de style mais avec une rigueur, une intransigeance et une authenticité sidérantes, Elena Ferrante vient encore une fois de porter un grand coup.

Pour moi Ferrante c'est une sorte De Beauvoir pas du tout "rangée", qui aurait oublié qu'elle a été la compagne de Sartre et qu'elle a fait Normale Sup' - et qui, surtout, saurait nous intéresser sans nous ennuyer- pardon, Simone !

Un livre formidable, à lire très vite, dès qu'il sera traduit, bien sûr, ce qui ne saurait tarder. ..mais je vous ai traduit (vaille que vaille) nombre de citations pour vous mettre l'eau à la bouche…
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