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Critique de oblo


oblo
13 décembre 2022
En apparence, c'est un banal trajet en bateau, descendant la Seine depuis les contreforts de l'Aube jusqu'à Paris. En réalité se nouent là deux coeurs et deux destins. Frédéric Moreau et Marie Arnoux entremêlent, sur le pont de La-Ville-de-Montereau, leurs vies pour plus de trente ans. Nous sommes en 1840, et Frédéric Moreau quitte son Nogent natal pour commencer des études de droit à Paris. Bénéficiant d'une jolie pension qui lui vient de sa mère, Frédéric y retrouve Deslauriers, son ami d'enfance, moins argenté mais intellectuellement plus brillant. S'ouvrent bientôt les portes d'une bonne société à laquelle Frédéric, par ses origines familiales, semble promis. Fréquentant le couple Arnoux, la famille Dambreuse et d'autres esprits conservateurs ou bien révoltés, tels Hussonnet, Cisy, Martinon ou Dussardier, Frédéric traverse onze ans de vie politique et sociale du milieu du dix-neuvième siècle, de la monarchie de Juillet à l'irruption du Second Empire, en passant par la deuxième République. Roman très largement incompris et violemment rejeté lors de sa parution en 1869, L'éducation sentimentale concentre, dans le personnage de Frédéric Moreau, tout à la fois l'esprit d'un auteur - Gustave Flaubert - d'une génération et d'une époque. le roman constitue aussi une révolution littéraire, préfigurant les oeuvres du vingtième siècle, marqué par le pessimisme et la médiocrité des personnages du roman. On peut alors lire le titre, remarquable par sa pudeur, son équilibre, l'invite qu'il constitue, comme une annonce de la fin des illusions, qui est une manière d'éducation, de formation à la vie et au monde.

Le dossier documentaire et les nombreuses notes de bas de page fournies dans l'édition du Livre de Poche démontrent bien, en premier lieu, le travail titanesque de Flaubert pour écrire son roman. Celui-ci est imbriqué au plus profond de la réalité, de laquelle il prend tout, effaçant ainsi la plus ténue des frontières entre le roman et la réalité. Il en va ainsi des événements politiques, de la durée et des modalités des trajets pour rallier Fontainebleau depuis Paris, des meilleurs exemples de peinture mettant en scène des enfants. Par sa propre expérience ou par l'aide de ses amis écrivains, Flaubert ne veut pas écrire une oeuvre de sa seule imagination ; puisqu'il faut décrire une génération et une époque, que le livre en soit le reflet exact, alors rien ne peut être laissé à l'approximation d'un souvenir, au petit bonheur d'une probabilité. Flaubert met aussi sa propre expérience personnelle, son vécu, ses idées dans ce roman. Emma, c'est moi, dit-il pour Madame Bovary ; Frédéric, c'est un peu lui aussi. Par leurs origines nogentaises et donc par leur caractère provincial, d'abord, par leurs idées politiques, par certaines de leurs actions (le fait d'avoir assisté, en spectateur, aux événements de 1848) enfin, Frédéric et Gustave se ressemblent. Cette proximité du réel, pour l'époque, étonne, et suscite les rejets, au motif que les choses par trop normales ne doivent pas être sujets de roman. de la même façon, c'est cette fidélité au réel qui justifie l'absence de pics dramaturgiques au sein de l'oeuvre. Les grandes secousses sont celles de l'Histoire, et encore ; les événements de 1848 sont vus par un oeil extérieur, celui de Frédéric, qui a l'art de se tenir en dehors de tout danger, celui de Flaubert, qui relate, tel un historien ou tel un peintre, les faits tels qu'ils se sont passés.

Frédéric Moreau est alors autant un personnage qu'un prétexte. Son parcours évoque celui des hommes de sa génération, de sa classe sociale. Moreau, c'est Flaubert, et les hommes tels que Flaubert, et cette moitié de dix-neuvième siècle agitée par les revendications politiques, héritière de la Révolution, de l'Empire et de la Restauration. Cette façon qu'a Flaubert de restituer le monde par ces descriptions qui caractérisent le roman (jusqu'à susciter le mépris d'un écrivain tel que Barbey d'Aurevilly) n'ont pas qu'un but esthétique (bien que celui-ci ne doive pas être sous-estimé). Les années 1840 reprennent vie par les tissus des robes, le mobilier des demeures aristocratiques ou des chambres ouvrières. Là encore, Flaubert fait oeuvre d'historien : pour raconter la mésaventure financière de Moreau, qui perd plusieurs dizaines de milliers de francs à la suite d'une opération mal jugée, l'auteur prend ses informations auprès de ses amis, demande quelle action a fait un bond spectaculaire. Mais l'époque, évidemment, est restituée par les débats politiques et les événements qui conduisirent d'abord à la chute de Louis-Philippe, en 1848, puis à celle de la deuxième République, avec le coup d'État du futur Napoléon III en 1852. Lors des discussions avec les Hussonnet, Sénécal, Regimbart ou Deslauriers, toutes les affaires du temps ressurgissent : scandales politiques, débats, déplorations. Heureux le lecteur contemporain qui s'en remet aux notes de bas de page, tant les évènements décrits s'adressent d'abord au lecteur contemporain de Flaubert. Cet attachement à la description de l'actualité de ces années font deux choses : il ancre, lui aussi, le récit dans le réel (on pourrait d'ailleurs dire que seul le nom de Frédéric Moreau est fictionnel ; ni son parcours, ni ses opinions, ni ses amitiés ne le sont vraiment). Il dit aussi beaucoup de la personnalité de Frédéric, et finalement de l'époque, qui sur toutes choses a une opinion, des idées nobles que le beau discours sert à défendre, mais qui, parce que le sujet du roman n'est pas dans ces disputes politiques, montre aussi un détachement quant à ces idées. Moreau est spectateur de son temps, il n'en est pas acteur. Ce n'est pas le cas de ses amis : tous peuvent, à un moment, subir leur époque, et certains savent en tirer parti. Deslauriers, l'ami proche, rêve d'abord belliqueusement tout en donnant des cours particuliers ; ses désirs de fondation de journal meurent à cause de l'inaction de Frédéric, mais il parvient à trouver une place, d'abord au service de la République, et du Second Empire enfin. Hussonnet, qui partage un temps les désirs journalistiques de Deslauriers, accède lui aussi à un poste de pouvoir, tout comme Martinon, qui fait d'abord un beau mariage avec la fille Dambreuse avant d'accéder à la Préfecture. Sénécal, évidemment, symbolise encore mieux cette sinuosité des parcours que l'époque oblige. Homme d'idée qui embrasse avec véhémence le socialisme, Sénécal n'a pour lui que sa pauvreté, qui le met en-dessous des autres. Contremaître dans la fabrique de faïence des Arnoux, il est l'archétype de l'idéologue, pourvu de rage mais point de sentiments. Son opposition caractérielle avec Dussardier est manifeste : Dussardier, homme du peuple, bon et généreux par nature (ainsi l'épisode des quatre mille francs, ou encore celui des cigares que lui apportent Moreau et Hussonnet), est tué par ce même Sénécal, devenu homme de main de l'Empire. le parcours étonne. Sénécal semble être aussi en opposition avec Frédéric, qui voit tout en spectateur, quand Sénécal éprouve les événements jusque dans sa chair : ainsi les clubs dans lesquels les idées et les hommes se déchirent, ainsi la prison sur les quais de Seine, inhumaine, que connaît l'homme juste après les évènements de 1848. Voici donc ce que furent les hommes et l'époque, nous dit Flaubert : des idéalistes et des arrivistes se déchirant pour un peuple bon, et finalement victime, des aristocrates et des bourgeois mêlés dans le luxe de leurs demeures et le scandale de leurs conduites, des systèmes politiques accouchés de violence sous couvert d'idéaux politiques.

Il ne faut cependant pas se tromper. L'éducation du titre fait référence à un parcours personnel. C'est donc bien en suivant le personnage de Frédéric Moreau que l'on trouvera le sens de ce roman. Éducation au sens du roman d'apprentissage, dans la tradition romantique allemande, le roman de Flaubert l'est. Car Frédéric, arrivant à Paris, est bien un jeune homme plein d'illusions (les études de droit, la vie avec son compère Deslauriers ...), et lorsque nous le quittons, en 1867, il a déjà accompli une partie de sa vie, faite de voyages et d'amours insipides. Entre temps, les onze années que couvre le récit effectif (mettons de côté l'ellipse de quinze ans qui suit le coup d'État) nous font suivre Frédéric dans ce nouveau monde, si différent de son Nogent natal. Dès le début, ce parcours dans la vie parisienne est marqué par la volonté de retrouver Mme Arnoux, dont le mari fait commerce d'oeuvres d'art. Cette quête amoureuse rend tout secondaire pour Frédéric, à commencer par ses études de droit, qu'il achève à grand peine. Tel un adolescent saisi par les premiers émois de l'amour, Frédéric cherche, par tous moyens, à rencontrer et à passer du temps avec Mme Arnoux. Il se fait l'intime de Jacques Arnoux, dont il entrevoit déjà les penchants pour les mécanismes frauduleux. Peu à peu, ce milieu l'intègre, et Frédéric fréquente encore la prestigieuse maison Dambreuse, dont la puissance financière permet d'assurer un train de vie semblable à ses grandes heures nobiliaires. Les portes qui s'ouvrent à Frédéric sont autant des opportunités que l'on pourrait qualifier de professionnelles - ainsi la participation proposée par Dambreuse dans les mines de houille - que des manières d'éduquer son sentiment. Ainsi Frédéric, tout en vouant une adoration à Mme Arnoux - passion purement sentimentale -, entretient-il des relations, d'abord avec Rosanette, dite la Maréchale, maîtresse de Jacques Arnoux puis d'un vieillard richissime nommé Oury, ensuite avec Mme Dambreuse, avec laquelle un mariage est prêt d'être conclu après la mort de M. Dambreuse. Ces amours - qui n'ont pas le caractère passionnel - relèvent de la convention sociale. Ces femmes - la populaire Rosanette, l'austère Mme Dambreuse - entrent aussi en opposition avec la pureté morale de Marie Arnoux, élevée d'autant plus que l'ensemble des relations de Frédéric s'abaissent. Pour Frédéric, ces amours sont insatisfaisantes. Elles servent à donner le change, d'un point de vue social, à cacher aussi l'amour, inconvenant socialement, que Frédéric porte à Mme Arnoux ; instruments aussi qui servent à piquer la jalousie de Marie Arnoux, elles exaspèrent Frédéric autant qu'elles en font un homme du monde. de façon générale, le parcours de Frédéric est émaillé d'échecs. L'amour qu'il porte à Marie paralyse tout, empêche tout. Pareil à un aboulique, Frédéric Moreau manque toutes les occasions qui lui sont offertes, s'égare au dernier moment et demeure ainsi en marge de tout : des affaires économiques (il loupe ainsi les opportunités offertes par Dambreuse), de la vie politique (son incapacité à aller à Nogent pour consolider sa candidature à la députation le condamne), des alliances matrimoniales que les intrigues de sa mère ou les siennes propres lui promettent (ainsi du mariage avec Louise Roque, intéressant pour la fortune promise et attirant pour la proximité affective née dans sa deuxième phase nogentaise, mais dégradant par les origines familiales de Louise, simple fille d'intendant). L'éducation d'un jeune homme passerait donc par la désillusion et l'échec. L'idée, clamée et revendiquée, ne débouche jamais sur l'action, comme dans les clubs de 1848. Sans doute est-ce aussi ce pessimisme quant aux destinées humaines, augmenté de ce que ce Frédéric Moreau n'est en rien un héros, mais plutôt un jeune homme velléitaire et, faut-il utiliset le mot, par trop sentimental, qui condamna ce roman aux yeux de la critique. "Ils l'avaient manquée [leur vie] tous les deux, celui qui avait rêvé l'amour, celui qui avait rêvé le pouvoir.", écrit Flaubert à la fin du roman pour décrire, dans ce qui apparaît comme un épilogue au roman, les destinées de Frédéric et de Deslauriers. Illusions perdues, pense-t-on. Mais de tous les personnages, c'est bien Frédéric Moreau qui demeure le plus lamentable. Même ses adieux avec Marie Arnoux sont empreints de cette distance courtoise qui fait des aveux de l'amour la plus grande des audaces, la plus impensable des folies.

La narration de la médiocrité généralisée est cependant portée par un style d'une esthétique constante. L'éducation sentimentale est d'abord un art de la description, dont la première, celle des paysages fluviaux que traverse La-Ville-de-Montereau, rend à merveille l'ambiance de ces bateaux qui transportaient grands bourgeois et classes populaires. L'oeil de Flaubert décrit minutieusement son siècle et son monde : les grands raouts aristocratico-bourgeois, les tavernes simples, les intérieurs des hôtels particuliers ou des chambres sous toit ... Se servant de sa mémoire personnelle - ainsi l'un des menus décrits est-il celui qu'il dégusta lui-même -, Flaubert donne à son roman une consistance extraordinaire par le rendu des ambiances, des couleurs, des senteurs. Flaubert écrit comme un peintre, imagine des tableaux complets dans lesquels ses personnages évoluent. Pour les lecteurs contemporains que nous sommes, la plongée dans cette moitié du dix-neuvième siècle opère autant avec les descriptions des lieux et des choses qu'avec le rappel des nombreux faits d'actualité qui scandalisent la société. Cependant, cette irruption constante du réel dans le roman a aussi pour objet d'appuyer le réalisme assumé du roman, lequel est ancré dans l'histoire récente du pays, et ne cherche guère à offrir au lecteur quelque élan lyrique ou moral. En cela Flaubert s'oppose au romantisme, dont Frédéric serait un personnage archétypal, lui dont les élans du coeur conditionnent les choix de vie. Avec L'éducation sentimentale, le roman semble prendre la vie à bras le corps, dans laquelle les hommes d'action - comme le sont Hussonnet, Arnoux, Rosanette ou Deslauriers - se débattent contre le courant de l'Histoire tandis que les âmes pures - tels Frédéric ou Marie Arnoux - sont emportées par lui, y perdant là toute chance d'amour ou de prospérité. Si les premiers vivent probablement avec quelques remords, les seconds, à l'image de la scène finale, mourront sans doute avec des regrets.
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