Dehors, les chiens

Le docteur Guido Corbo avait fini son travail. Il était sept heures du soir. Lui aussi, comme son ami François, trouvait qu’il s’était laissé convaincre vite. Il faudrait faire changer sa garde de dimanche, à l’hôpital, et annuler les bronchoscopies. Il n’avait pas posé assez de questions à Paco. Qu’est-ce que c’était que ce rendez-vous donné de cette manière ? Il n’aimait pas non plus le visage de François : trop blanc, exsangue.

« L’argent, dit-il, la grande pourriture. »

La mémoire de Peter Nass était devenue machinale et huilée. Deux ans en Allemagne démocratique, au camp d’entraînement de Plauen vous permettent d’apprendre vite vos fiches par cœur : François Malenfant. Aucun diplôme connu, mais réputé comme un des meilleurs éleveurs et vétérinaires du Québec. N’aime que les animaux. On l’appelle, on vient le voir, il soigne, le tout à la barbe des « vétérinos » officiels. Dresse les chiens admirablement, pour aveugles, pour sociétés de gardiennage, pour police privée, etc., etc.

Madeleine Tremblay. 40 ans. Vit à la Ferme. Servante, concubine, assistante ? Aucune famille connue.

Willie Cousineau. 52 ans. Demeuré, faible d’esprit. A l’habitude de faire ses besoins partout. On l’appelle l’Immonde, etc., etc.

Le Québécois en veste à carreaux ne bougeait toujours pas. Il tendait un peu la tête et clignait les yeux pour voir l’homme assis dans l’automobile grise.

La mémoire de Peter Nass était infaillible. William Cars affirme qu’il existe de solides méthodes permettant d’éduquer la mémoire : « Quelque part dans la machine du cerveau, une roue dentée tourne lentement et accroche des réservoirs pleins de renseignements. Combien en ramasse-t-elle ? C’est toute la question. Il s’agit, par des exercices adéquats, de démultiplier la vitesse de transmission. »

D’après William Cars, le choix de l’automobile est très important. C’est un art, paraît-il, qui peut trahir un agent, un officier, un service entier. Une sorte de signature. Par exemple : quelqu’un appartenant à l’ambassade d’URSS à Ottawa et voyageant à bord d’une Oldsmobile grise, cela constituait une trouvaille. Une personne de la section psychologique avait dû réfléchir longtemps à la distinction subtile et choisir ce modèle qui avait l’élégance de passer inaperçu.

L’Oldsmobile grise ralentit. Elle sembla fouiller du nez, puis s’immobilisa. Elle avait trouvé l’entrée de l’étroit chemin conduisant à la ferme. Elle hésita, avança prudemment, tourna sur place et s’engagea entre les deux clôtures de cèdre à demi écroulées.

« Je reviens à mon premier scénario. Il y a, quelque part, je dis, moi, que c’est à Montréal, quelqu’un qui se fout de vous, et ce n’est pas un amateur. J’opterais pour la CIA, et si c’est la CIA tu ne régneras pas longtemps. Tu sais pourquoi. Youri-le-discret l’apprendra très vite avec toute sa machinerie du Guébé et t’enverra manger des cornichons. Le réseau USA, ton réseau, je devrais dire : ton espérance de réseau, commence à manquer d’argent. “Sans argent (tu connais le proverbe ?), on mange du sommeil.” Ton réseau dort. A la Direction générale, ils doivent être furieux. Ils achètent de la marchandise à Bakou et, à l’extrémité opposée, ils récoltent le vide ! Où est cette marchandise ? C’est ce qu’on va commencer à te demander et tu n’auras pas de réponse à donner. Je vois mal l’avenir qui t’attend.

« Remarque, mon bon général que je suis chargé de conseiller, que cela pourrait se passer n’importe où : au départ des camions, par exemple, dans cette région forestière du nord-ouest du Québec qui porte un nom impossible (c’est de l’indien, je crois : l’Outaouais). Ou encore beaucoup plus au sud, du côté d’Albany, dans l’Etat de New York. N’importe où, je te dis. Il y a des forêts, des routes perdues sans un chat, comme en Sibérie ; il y a des villes, petites ou grandes...

Quelque chose se passe là-bas, qu’il faut aller voir sur place.

— Tu as parlé de Montréal. Tu as dit : hélas !

— J’ai parlé de Montréal, en effet », dit le vieux Vassili en se déplaçant enfin.

Il se laissa tomber dans un fauteuil, posa les mains sur ses genoux gros comme des ballons de football et reprit :

« Je ne sais pas pourquoi. A vrai dire, si : c’est une de ces fumées qui me passent par les trous de nez de temps en temps.

— Tes fameuses fumées ! »

Depuis des années, à Moscou, certaines personnes dont le métier est d’être bien informées parlaient de ces « fumées » avec l’agacement que provoquent les mythes trop anciens sur l’esprit des jeunes loups. On disait qu’elles n’effleuraient que le nez de Vassili Vassiliévitch, qu’elles ne caressaient que celui-ci et qu’elles ne le trompaient jamais. Cette fois-ci, les fumées parlaient de Montréal

— Igor Pavlovitch, arrête. Cesse de secouer tes pensées dans ta boîte, veux-tu ? Ecoute-moi, général, continua le colonel Vassili. Moi aussi je me suis dit ça. Ils ont mis une escorte. Ils ont changé l’escorte. Ils ont mis une surveillance à l’escorte elle-même. Le luxe américain. Chrome et Coca-Cola. Que crois-tu ? Que mes amis du Canada sont des amateurs ? Tu tétais encore le lait de ta mère qu’ils avaient déjà le génie de l’organisation ! Je te fais part des détails, camarade général, parce que je te connais depuis dix ans, depuis ma retraite en somme. Je n’aurais pas dû établir un pareil dossier : c’est une bombe, même “pour les yeux seulement”. A jeter à la Moskova, et au plus vite.