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Critique de michfred


« Est enim magnum chaos ».

Le monde de Philippe Forest est un monde dévasté par le deuil, hanté par la perte et la disparition : le premier tiers du livre nous engloutit d'abord dans une immense dépression, celle du narrateur qui vit comme un zombie depuis la mort de son enfant , morte à quatre ans - comme l'auteur lui-même qui, de livre en livre, ne cesse , avec opiniâtreté et une grande cohérence, de creuser le sillon de ce deuil de toutes les façons possibles et dont l'oeuvre se définit et s'origine dans cette catastrophe. La même perte a laissé le narrateur de CRUE sans foi dans l'existence.

J'ai tout de suite été comme magnétisée par cette écriture blanche sans pathos, sans ironie et pourtant si profonde, si viscéralement juste, que j'avais l'impression à chaque ligne d'apprendre des choses fondamentales sur moi …et sur tout le genre humain.

Mais c'était presque trop : j'ai laissé mijoter ce premier tiers, et coupé court à mon vertige en lisant d'autres livres. Mais j'y suis revenue aujourd'hui, et j'ai tout lu d'une traite, fascinée, touchée, emportée.

Submergée serait le terme plus juste, puisqu'il s'agit d'une crue, la crue centennale d'une ville spectrale, de toute évidence Paris, dans un quartier en pleine rénovation où j'ai cru reconnaître le XIIIème du côté du quai de la gare, où quelques immeubles anciens se dressent encore comme une vigie du temps passé sur le relief futuriste des tours et le vaste océan des zones bétonnées et des chantiers chaotiques…

Une crue annoncée, incantée, prophétisée, mais à laquelle l'homo urbanicus ne veut croire, jusqu'à ce qu'elle arrive, telle un déluge punitif envoyé par la Nature outragée.

Sauf que, pas plus que le roman n'est une confidence sur le deuil, la perte irréparable d'un enfant, CRUE n'est pas non plus un roman écologiste. Pas du tout, même.

Il est question de croire, (crue est aussi le participe passé de ce verbe, qui revient comme un leit-motiv dans cette fable mi-intimiste, mi-philosophique) - et c'est d'ailleurs sous cette forme sémantique que le mot « crue » , malicieusement, clôt le livre.

Quand on ne croit plus à rien, quand on croit que le rien , le néant grignote notre vie , il est tout à fait étrange que soudain des choses nous arrivent qui semblent porteuses de sens, qui semblent même nous faire signe.

Surtout dans un univers happé par le vide, dans un monde où les enfants meurent, les mères disparaissent, où les chats s'évaporent, où les foyers de réfugiés brûlent provoquant la disparition de leurs hôtes, happés par le vide des rues sans abri, dans un quartier désert et sans âme où seules brillent deux lumières et où résonne le clavier d'un unique piano.

Et il est encore plus étrange que ces deux lumières correspondent à deux présences, à deux rencontres, à deux histoires, surtout quand ces histoires, ces rencontres adviennent à notre narrateur désenchanté…

Dès lors cette femme, cet homme rencontrés et fréquentés, successivement, chaque nuit, pendant dix jours semblent porteurs d'un message.

Surtout quand leur conjointe disparition précède de peu la grande catastrophe..

Non, Crue n'est pas non plus une sorte de roman gothique à l'anglaise- encore que la référence à un roman gothique anglais ne soit pas si inappropriée.. mais je vous laisse découvrir en quoi- c'est un roman poétiquement fantastique, d'un fantastique intérieur, une sorte de fantastique « mental ».

En le lisant j'ai souvent pensé à Solaris , un très beau film russe, de Tarkovsky, je crois, assez impénétrable mais très pénétrant, où une planète-océan charriait, comme une sorte de cerveau liquide, , toute la nostalgie et les souvenirs des hommes dans ses replis et ses énormes tourbillons…

La ville imaginée par Philippe Forest est comme déréalisée par le désespoir de celui qui l'habite, et son improbable rencontre avec un désir -la femme- et avec une prophétie - l'homme- redonne soudain à sa vie la foi qui lui manquait : quelque chose lui arrive, enfin, pendant dix jours, et c'est beaucoup.

Une foi hésitante, rien à voir avec la religion, une foi en soi-même peut-être, en son pouvoir d'user des mots..

Il ne sait comment la nommer, mais la catastrophe annoncée a bien lieu.

La crue, littéralement, le fait croire à une fable, à une fiction, comme à une vérité « toute crue ».

Cette crue, il en réchappe : il est mûr pour d'autres rencontres, pas si anodines qu'elles en ont l'air, pour d'autres échanges, plus apaisés.

Et pour un livre peut-être…

CRUE est un livre –gigogne, plein de sens, d'apologues, de richesse. Pas toujours facile à lire- la dépression du début demande un coeur bien accroché. Mais un livre puissamment original, follement bien écrit, qui fait rêver , qui fait penser.

Un des meilleurs livres de cette rentrée 2016, pourtant assez riche en bonnes surprises, en ce qui me concerne.
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