De silence et de loup

La glace était vitreuse, couverte d'un réseau complexe de zébrures et pleine de bulles d'air. C'était surprenant de glisser sans effort sur cette surface plane lustrée par les vents polaires.

Le froid et la neige poussent les oiseaux, les chamois et toute la faune qui peuple les sommets vers les fonds des vallées.

Valery ne voyait le monde que par le prisme de l'argent. Je ne lui jette pas la pierre, la quasi-totalité de l'humanité industrialisée fonctionne ainsi.

C'est pour vivre des journées comme celle-là que je m'étais aventurée dans cette expédition. La mer, la glace, le ciel, la ronde des baleines et leur mélopée de sirène.

La pluie battait les vitres et coulait sur le rebord de la fenêtre. Une pluie poisseuse, froide et déconcertante.

Dehors, il fait froid. Un froid de loup, je suppose. Pas seulement parce que je le vois dans le cadre de la fenêtre qui fait face à mon couchage. Il reste là, le regard figé dans le silence et l’immensité vaporeuse de la toundra. Des sautes de vents blancs retroussent sa fourrure, mais il semble indifférent aux bourrasques glacées. Il tourne parfois la tête, brusquement, comme s’il quittait un songe, fixe la fenêtre, regarde derrière lui avant de reprendre sa pose. Il m’a conduite ici hier. Sans lui, je ne serais rien. Rien qu’un être inapte à la vie dans un désert froid. L’intelligence est partout en lui. Il est l’équilibre qui me manque.

Maintenant, tout est en harmonie : le ciel, les murs nus et suintants, le silence tombal et l’abyssale solitude.

- Les Russes et les scientifiques du laboratoire de glaciologie de Grenoble ont été les premiers à corréler les activités humaines et le réchauffement climatique grâce aux prélèvements réalisés sur leur base de Vostok, en Antarctique. Un forage qui retrace quatre cent vingt mille ans d'histoire de notre climat grâce aux bulles d'air piégées dans les carottes de glace. Elles nous ont permis de connaître la composition de l'atmosphère sur cette période et les températures grâce à ce que nous appelons le " thermomètre isotopique ". Les courbes du graphique issues de ce travail tendent à montrer la relation entre l'élévation de la température et l'augmentation du gaz carbonique et du méthane dans l'atmosphère. On y voit d'ailleurs clairement le début de l'ère industrielle. Mais c'est une question de lecture. Il ne faut en tirer aucune conclusion trop hâtive. Le pire n'est jamais certain.
- Je ne vois toujours pas où tu veux en venir.
- Nous sommes des scientifiques. Notre rôle est d'évaluer les changements et d'anticiper leurs conséquences. Pour ce faire, il nous faut de l'argent, beaucoup d'argent, et si l'on veut continuer à travailler, il nous faut savoir composer avec les mécènes qui financent nos laboratoires et nos travaux. Ensuite, c'est aux gouvernements et aux industriels d'agir. Ce n'est plus notre affaire. Chacun son rôle. Ce bateau, qui l'a payé à ton avis ? Et tous ceux qui se courent après autour du monde ?

Å bâbord, la coque portait des traces de coups et de profondes griffures. Elles évoquaient les stigmates de l'attaque d'un monstre marin, mais c'est le mât qui, en frottant contre la coque, était responsable de ces dégradations. Erwan m'a fait une longue accolade et est rentré. Je suis restée sur le pont quelques instants pour tenter de mettre un peu d'ordre dans mes idées. Sans l'élancement de son grand mât, Yupik était comme un oiseau blessé. Il portait dans ses plaies toute la désolation de l'équipage.

Dehors, il fait froid. Un froid de loup, je suppose. Pas seulement parce que je le vois dans le cadre de la fenêtre qui fait face à mon couchage. Il reste là, le regard figé dans le silence et l’immensité vaporeuse de la toundra.