Citations sur Mon journal dans la Drôle de paix (11)
Un bonhomme passait tous les jours la frontière suisse avec une valise, en faisant un amical bonjour de la main aux gabelous.
Un jour un douanier mal luné lui demande ce qu'il transporte.
" C'est pour mes lapins " , répond le bonhomme.
On ouvre la valise : elle est pleine de montres.
" Ah ah ! c'est pour vos lapins ? s'écrie le douanier.
Parfaitement, réplique le bonhomme sans se démonter, je leur donne ça, et je leur dis : " Si vous n'en voulez pas, vous n'aurez rien d'autre ! "
Mai 1946.
Je ramène Léautaud place de la Sorbonne où Charlotte nous sert le dîner. Et le voilà lancé comme toujours, dans les plus étonnantes et les plus cruelles anecdotes :
- Vous connaissez C..., eh ! bien un jour, au Mercure, devant cinq ou six personnes, je l'ai entendu raconter ses amours avec la femme du grand écrivain L...qui était sur sa fin, très malade et aveugle. Un jour que dans la chambre même du moribond, il besognait la future veuve, le vieil écrivain, dans son lit, se mit à pousser des gémissements : " De l'eau ! à boire ! à boire !"
Alors la femme excédée lâcha ces mots : "Ah ! ce vieux, ce qu'il peut nous emmerder !"
3 Décembre 1945.
L'assassinat du père Denoël.
Robert Denoël conduisait l'auto de Mme Loviton, ex-Frondaie, en littérature Jean Voilier. Un pneu éclate boulevard des invalides; et tandis que Mme Loviton va demander un taxi au commissariat, Robert Denoël s'affaire à démonter la roue.
On retrouve son corps percé d'une balle. Crime crapuleux, disent les feuilles. Mais on a retrouvé 12000 francs dans son portefeuille et, de toute évidence, l'agresseur n'a pas été dérangé. Alors, règlement de comptes ? Exécution ?
Le premier succès de Denoël avait été Hôtel du Nord de Eugène Dabit ; puis le fameux Voyage au bout de la nuit, le roman-torrent du docteur Destouches, alias Céline, fit la fortune de la maison.
Pendant l'occupation, Denoël publia Les Beaux Draps du même Céline et l'étonnant pamphlet de Lucien Rebattet Les Décombres.
Et aussi Le Cheval Blanc de Mme Elsa Triolet.
25 mars 1946.
Petiot demande indiscrètement au commissaire Massut :
- Combien de patriotes, remis par vos services aux allemands ont été fusillés ?
Février 1946
Le procureur général Domangeot qui sous l'occupation, transmit aux Allemands les dossiers " qu'il lui aurait été facile de leur soustraire " a été condamné...à trois ans de prison !
Les hermines ne se mangent pas entre elles.
Mars 1946
Le policier, qui lors d'une perquisition au Crapouillot, en juillet 1943, n'a pas dénoncé Lucienne comme juive, vient me raconter qu'il a été vidé de la P.J. et me demande pour retrouver un emploi, un certificat de bonne conduite. Fait.
- Vous gagniez 500 000 francs par an en 1940, lui dit le président, mais vous en déclariez 25 000...
- Cela prouve que je suis français, réplique Petiot.
L’odieux Robert de Beauplan ne sera pas fusillé. Sa fille était à Londres, elle a sauvé sa tête.
Chaque fois qu'une publication me fait l'honneur de me proposer une collaboration, je propose le canevas d'un article sur l'épuration, ainsi conçu:
1re partie: Exposé des griefs qui ont motivé la condamnation à mort de Béraud - commuée en prison perpétuelle - avec citations à l'appui de ses abominables attaques contre les anglais et contre de Gaulle "valet de l'impérialisme britannique".
2ème partie: - Oh! pardon...je me suis trompé de dossier! Toutes les citations précédentes sont des morceaux choisis de M. Maurice Thorez, parus dans "L'Humanité clandestine" en 39 et 40...
A la cour civique, un inculpé proteste qu'il n'a pas collaboré et même qu'il a fait de la Résistance...
- Alors, dit le président, vous devez bien vous êtes procuré un certificat?
- Non, monsieur le président, répond naïvement l'inculpé, mes moyens ne me le permettent pas...
Novembre 1945.
Voici Louis Martin-Chauffier qui a repris un peu de couleur et d'épaisseur depuis son retour de l'effroyable camp de Belsen. Je retrouve avec joie sa souriante ironie.
- As-tu vu, me demande-t-il, que dans "Ecrits en Prison", réunions d'oeuvres d'écrivains prisonniers ou déportés, figure un poème d'Aragon ? ça m'a un peu étonné, car je n'avais jamais entendu dire que notre poète national avait été incarcéré. Je me suis renseigné : Eh bien, mon cher, Aragon a été effectivement gardé vingt-quatre heures à la ligne de démarcation pour vérification de papiers !