Citations sur L'effet Werther (13)
- Tu as dormi dans une poubelle ou quoi ? Lui demande-t-il en observant son ami mal rasé, la queue-de-cheval mal ajustée, les vêtements froissés et constellés des poussières du canapé.
- J'aime tes bonjours, ils me rappellent mon ex-femme, répondit Garang.
À quoi bon avoir un implant si c’est pour rester aussi con ?
Esther n’entendait pas grand-chose à cette nouvelle mode consistant à fonder une famille avec quelqu’un du même sexe mais qu’on n’aimait pas d’amour. Mais il est vrai que les hommes et les femmes avaient de moins en moins de raisons de rester ensemble, sinon procréer – et encore.
De fait, un Binaire pouvait décider de son vivant de transmettre tout ou partie de sa mémoire à autant d’ayants droit qu’il le voulait. Parfois, comme si on recevait une carte postale du passé, on héritait d’une bribe : d’un vieux copain des instants d’enfance partagés avec lui, d’un ancien amour un baiser échangé. Le plus souvent, on se retrouvait légataire de pans entiers d’une vie. C’est ce qui arriva à Esther qui, tout à sa peine, reçut, quelques heures après le drame, un nouveau message prioritaire, lui avisant cette fois qu’elle était légataire universelle de la mémoire de Dolores. Tout, absolument tout, lui revenait.
En arrivant dans la cuisine, elle aperçut à travers les baies vitrées, au loin, la silhouette lumineuse de Gandhi, qui arpentait la mégalopole, suivi de sa procession de logos. Puis elle regarda vers le salon d’où émanait une autre lueur, bleu pâle et faible. Esther s’avança sur la pointe des pieds et vit, dans le noir de l’immense pièce, Tarang, affalé dans son canapé. Il avait projeté devant lui les images de rêves passés.
Mais, plus encore que le décès lui-même, ce qui l'interloqua sans doute davantage en fut la cause. Car à cette époque, dans ce monde, on ne se suicidait plus. Tarang était bien placé pour le savoir, lui qui avait été aux origines de cette révolution.
Comment cela avait-il pu arriver ? Comment quelqu’un bénéficiant des ressources les plus à jour des additifs cérébraux avait-il pu contourner tous les protocoles et protections à sa disposition pour parvenir à mettre fin à ses jours de manière volontaire ? Un suicide, ça dépassait l’entendement.
Avec ce faible bagage d’informations, Tarang plongea dans l’abîme d’Intellect et de ses quadrillions d’octets neuronaux échangés par seconde, pour en savoir davantage sur les événements de New York. Les yeux fermés, emporté par ce tourbillon d’immédiateté, de live thinking et de pensées à chaud, il en découvrit avec effroi les images, dont il douta d’abord de l’authenticité, tellement elles l’horrifièrent – et tellement le réseau fut, par habitude, empli de faux en tous genres : fakecogs générés par des cerveaux artificiels, souvenirs retouchés, idées tronquées et remaniées. Il prit connaissance du contexte de ce suicide, de ce discours incompréhensible de Dolores, ses mots de folie, hélas ! authentifiés, son regard tremblant, la panique, son geste, les cris. Puis il vit Esther, sur la scène, les mains pleines de sang et dont le regard ne pouvait, lui, mentir. Esther…
Le destin d’Esther avait irrémédiablement basculé. Et elle aurait pu, à partir de là, s’enliser confortablement dans sa souffrance, trouver dans ce drame une excuse à toutes les difficultés et errances de son futur, puiser dans cette manne inextinguible d’alibis de quoi faire de sa vie à venir une tristesse rampante, un puits sans fond de vide et d’attente. Mais elle fit immédiatement le choix de la résistance et de la résilience.
Sortant d’un rêve programmé qui, face à cet imprévu, avait dû improviser une fin, Tarang émergea du vague matinal et fut immédiatement pris de stupeur en comprenant le sens du message qu’il venait de recevoir. Mais cet effarement ne tint pas seulement au contenu même de l’annonce.
Sur le plan énergétique, un implant cérébral ne fonctionnait que grâce à l’activité électrique produite par le cerveau. Pas de batterie, pas de prise de courant : trop volumineux, trop dangereux.
En conséquence, à l’instant exact où le cerveau mourrait, l’implant, sans aucune ressource, cessait immédiatement de fonctionner. Avant de s’éteindre, il n’émettait que cet ultime faire-part de décès au style technocratique mais efficace, qui parvenait à la vitesse de la lumière à ses destinataires alors que, peut-être, tous les organes de son hôte n’avaient pas encore péri, que certains de ses muscles étaient encore alimentés en sang, que ses terminaisons nerveuses recevaient leurs derniers ordres et que, très certainement, ses poumons ne s’étaient pas encore vidés de leur dernière bouffée d’air.
C’est ainsi qu’il fut possible qu’un individu, en Inde, qui n’avait pas rencontré Dolores Myers plus de trois fois en vingt-cinq ans, apprît son décès avant même les poumons ou les intestins de cette dernière. Et c’est exactement ce qui arriva à Tarang Rajani.