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Critique de AMR_La_Pirate


Écoutez nos défaites de Laurent Gaudé est une injonction, portée par la forme impérative du titre à revenir sur des évènements historiques, actuels ou passés, à les comparer et à en tirer des leçons.
Les parcours contemporains d'Assem, agent des services de renseignements français, de Mariam, archéologue irakienne, et de Job, ancien membre des commandos d'élites américains pourraient n'être que les ingrédients bien pensés d'un thriller historico-politico-actuel ; mais ici, l'originalité vient de la confrontation des genres et des styles entre roman d'aventures ou d'espionnage et épopée guerrière.
La narration est doublement polyphonique, d'abord à travers les trois personnages principaux, puis grâce aux points de vue distanciés de trois personnages référentiels, à première vue sans rapport avec la trame de base.
Ayant toujours plusieurs livres en cours, j'ai pu me permettre d'aborder cette lecture, qui s'annonçait difficile et laborieuse, par petites touches, excellente manière de procéder, puisque, peu à peu, j'ai réussi à entrer dans le récit et à m'approprier les articulations et les liens entre les différentes voix.

La narration principale est entrecoupée par des passages qui retracent des épisodes de trois épopées guerrières : la deuxième Guerre Punique, la guerre de Sécession et l'invasion de l'Éthiopie par l'Italie mussolinienne.
Personnellement, je connais plutôt bien (souvenir d'études en littérature latine sur les guerres puniques) Hannibal et je comprends mieux les passerelles proposées par Laurent Gaudé à travers l'univers référentiel qu'il convoque avec lui : Hannibal fait partie des grandes figures historiques ennemis de Rome dans la littérature latine ; la représentation de tels héros est nécessairement ambivalente mêlant fascination et répulsion. Ici, les évènements qu'il nous est donné à lire et à comparer avec l'intrigue du roman se situent chronologiquement entre la prise de Sagonte, l'arrivée de l'armée d'Hannibal en Italie, la prise de Capoue, la défaite de Zama et la fuite d'Hannibal.
Par contre, j'ai dû faire quelques recherches sur les deux autres références historiques pour trouver un noeud thématique commun…
En ce qui concerne Ulysse S. Grant, l'accent est mis sur sa carrière militaire et son rôle dans quelques batailles décisives de la guerre de Sécession. le héros de guerre, futur Président, n'est pas dépeint sous son meilleur jour, bien au contraire : alcoolique, agressif, surnommé « le boucher » à cause des terribles pertes humaines causées par ses stratégies, il apparaît souvent aux portes de la folie.
De la seconde guerre Italo-Éthiopienne, Laurent Gaudé retient surtout la retraite et la déroute d'Hailé Sélassié, sous les bombardements ennemis. Il évoque les doutes et les hésitations du Négus entre résistance et reddition, puis son attitude digne face à la lâcheté de la Société des Nations et enfin, son retour au pays et les coups d'état qui vont le déstabiliser.
À la fin du roman, les trois héros épiques ont vieilli et attendent la mort, Hannibal dans son exil où il se suicidera pour ne pas tomber aux mains des romains, Grant dans la pauvreté et le Négus assassiné dans le silence et le dénuement de sa cellule. La question est de savoir si, après ce qu'ils ont fait et vécu, ils peuvent reposer en paix…

Écoutez nos défaites est un livre sur les mots et sur le sens et le pouvoir des mots dans un monde gouverné par l'action. À juste titre, Mahmoud Darwich lance cet avertissement à Assem: « ne laissez pas le monde vous voler les mots ».
La défaite n'est pas l'échec… et les victoires sont porteuses de sentiments de défaites, à cause de toutes les victimes causées ; « les grandes batailles qui restent dans les mémoires sont des charniers atroces qui font tourner les oiseaux ». La défaite demeure « un sentiment de gêne vis à vis de soi ».
Ainsi, Assem sait qu'il perd une part de lui-même à chacune de ses missions : « chaque départ est une perte ».
Mariam, confrontée aux dévastations des hauts lieux archéologiques au Moyen Orient comprend qu'à travers la destruction de cette part qui échappe en général aux batailles et aux incendies, c'est « la jouissance de pouvoir effacer l'Histoire » qui domine, de supprimer les acquis. de plus, elle réalise que même si l'archéologie fait oeuvre de révélation, elle est basée sur le pillage et la profanation de tombeaux. Sa défaite, c'est en quelque sorte « la part d'ombre de son métier ».
Job est celui des trois personnages principaux qui a le plus de mal à réintégrer la vie normale après chacune de ses missions ; il semble bien avoir pris conscience d'une situation sans issue dans une histoire en constant recommencement qui ne tire jamais les leçons du passé : « avez-vous gagné, lieutenant ? » demande-t-il à Assem et cette question va longtemps tarauder ce dernier.

Ce roman s'adresse à des lecteurs avertis, curieux et déterminés à chercher les clés de lecture disséminées dans l'ensemble du texte, des lecteurs concernés par l'adjectif possessif du titre du roman, Écoutez NOS défaites. Car il s'agit ici d'accepter « la défaite intime, profonde face à cette chose qui approche, à laquelle l'homme ne peut échapper et qui s'appelle l'engloutissement ».
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