Gin tonic et concombre

-Gabriel! a lancé Julien en le voyant revenir, tu veux pas être mon Cyrano?
-Hein?
-Ça serait la première fois que Cyrano est plus cute que Christian, a dit Jeff.Julien lui a donné un coup de coude pendant que je me penchais dur l'épaule de Laurent pour rire. «Tu veux pas? a-t-il poursuivi. Juste à te cacher derrière le divan et à me souffler mes répliques.
-Il est sérieux, hein? m'a demandé Gabriel.
-C'est malheureusement possible,oui.
Jeff s'est de nouveau passé une main sur le visage. Il avait l'air fatigué et vaguement ennuyé par nos propos et la situation en général. Il va falloir qu'on se parle, ai-je pensé. On ne peut faire semblant de rien et mettre tout cela derrière nous en espérant que, en ignorant toute l'histoire, nous allons finir par l'oublier. Nous méritons mieux que cela.

Les plats principaux venaient à peine d'arriver quand son téléphone a sonné. Il l'a sorti de sa poche et l'a regardé d'un air intrigué. «C'est ta mère», m'a-t-il dit. Puis, sur un ton légèrement paniqué: «Oh my god,c'est ta mère.» Non, ai-je pensé. Elle ne peut tout de même pas... Frédéric ou Élodie auraient-ils? Non...Laurent et Julien, qui avaient évidemment eu la même idée, regardaient Jeff, qui s'est finalement décidé à répondre.

«Ben là, ça va!» a fait Laurent, pendant que la serveuse, l’air de se demander ce qui se passait, ouvrait la bouteille. «Il a dit “Je t’aime” à sa blonde!» lui ai-je dit. Elle a fait de grands yeux elle aussi: «Nooooon» – de toute évidence, la charmante Julie écoutait nos conversations depuis plusieurs années déjà et la nouvelle l’étonnait autant que nous. «Ben y était temps!» a-t-elle ajouté, avant de sembler réaliser qu’elle s’adressait après tout à un client qu’elle connaissait peu et de s’enfuir avec un air contrit.

- Je veux pas de baby steps. Je suis tanné de compter mes étapes, de faire attention, et d'espérer mais pas trop parce que ça risquerait de faire mal d'espérer comme un fou. Je veux des pas de géant, c'est-tu clair? Je veux me pitcher à l'eau, je veux me jeter dans le vide, je veux croire que tout est possible.

Je me suis mise à rire. Ils avaient la même dynamique depuis que je les avais présentés l’un à l’autre, huit ans plus tôt. Je commençais à peine à sortir avec Laurent, et Julien était le comptable qui m’avait aidée quand j’avais décidé de quitter mon emploi de dessinatrice dans une boîte de pub pour partir à mon compte. C’était Jeff qui me l’avait recommandé («Il est génial, m’avait-il dit. Et puis il pense pas comme un comptable»). Je ne voyais pas ce qu’il y avait de rassurant là-dedans, mais j’avais fini par comprendre. Julien, tout en étant remarquablement professionnel et compétent, était d’une frivolité ahurissante qui ne nuisait en rien à son métier.

Il a commencé à s’agiter derrière le comptoir, pendant que j’attrapais le livre qu’il était en train de lire – Les Bienveillantes, de Jonathan Littell, une brique énorme et usée à la corde par une première lecture (la mienne, j’étais dure avec les livres). Jeff et moi avions un club de lecture informel – un des deux achetait un livre, le lisait, et le passait immanquablement à l’autre. Nous avions presque exactement les mêmes goûts, et ni lui ni moi ne nous rappelions si c’était depuis toujours ou parce que, à force de vivre ensemble et de nous connaître par cœur, nous avions développé des sensibilités similaires.

— You DID tell him I was straight, didn’t you?» m’a demandé Andrew. J’ai haussé les épaules en souriant et je me suis retournée vers les garçons pour donner un petit bisou sur le front de Laurent. Une fille qui devait mesurer environ un pied de plus que moi et peser vingt livres de moins est passée à notre hauteur. Jeff a levé les yeux vers elle, elle s’est arrêtée, en proie à un ravissement qui me semblait un peu exagéré, l’a enlacé, puis s’est penchée pour lui murmurer quelque chose et, j’ai cru voir, lui lécher un peu l’oreille. Elle s’est relevée, a fait un sourire qui en disait long et nous a quittés. J’ai donné une petite tape sur l’épaule de Jeff en riant, pendant que Laurent se cognait méthodiquement la tête sur le comptoir.

«Je sais pas ce que je vais faire…» ai-je répondu sur un ton exaspéré. D’ailleurs, que pouvais-je faire? Christophe avait fini par tourner les talons après avoir compris ce qui s’était passé. Je l’avais rattrapé sur le trottoir pour lui dire, bêtement: «Mais on n’était plus ensemble!» sur un ton tellement pitoyable que j’avais eu envie de m’asseoir dans un des bacs de recyclage qui traînait là et d’attendre la prochaine collecte. Christophe m’avait regardée, visiblement déconcerté par ma propre mauvaise foi.

«Mon Dieu», ai-je dit à voix haute en entendant la clef dans la serrure. J’ai fermé l’ordinateur d’un geste sec et je me suis levée d’un bond pour aller me tenir stupidement devant la porte. Nous ne nous étions pas revus depuis la nuit, et j’étais… j’étais beaucoup de choses. J’étais triste et mêlée et déconcertée et gênée – j’étais, surtout, terrifiée. J’avais passé la journée avec l’impression d’être entourée d’un nuage de peur fétide et tenace que j’aurais eu de la difficulté à définir, mais que je sentais nettement. La peur de perdre Jeff, la peur que certaines choses changent que je croyais immuables, un peu de tout cela, je ne savais trop. Et j’espérais que Jeff, de l’autre côté de la porte, pourrait m’aider.

— Arrête. Toi pas désolé, c’est-tu clair?» J’ai failli ajouter que c’était Julien qui avait à être désolé, mais j’ai pensé que Mathias n’avait peut-être pas nécessairement envie de partager avec moi ses angoisses matrimoniales. J’aimais beaucoup Mathias, ses grands yeux noirs, sa douceur et cette délicatesse qu’il entretenait et que les garçons confondaient bêtement avec le fait d’être efféminé. Nous avons parlé quelques secondes encore, Mathias s’inquiétant gentiment de moi et me proposant une séance de confidences «autour d’une tisane plutôt que d’un baril d’alcool». Il a raccroché en disant: «Merci, Marine. Merci de l’avoir gardé.»

«Laurent…» Je savais que Carole n’allait pas faire de scène. Je savais aussi que j’allais sortir par-derrière, comme une maîtresse que je n’étais pas, parce que Laurent, dans sa drôle de petite tête, avait besoin de croire que Carole était mille fois plus jalouse et possessive qu’elle ne l’était vraiment, parce que, sans cela, il aurait perdu une raison de se plaindre, d’angoisser, et de s’empoisonner l’existence. C’était une forme particulièrement absurde de masochisme que Laurent pratiquait sans trop le savoir et qui consistait à truffer son quotidien de drames potentiels qui n’avaient pourtant aucune chance d’éclater, pour la simple et bonne raison qu’ils n’existaient que dans son esprit. Carole, avec raison d’ailleurs, avait un peu de difficulté avec le fait que son chum soit resté aussi proche de son ex, mais elle n’en avait jamais fait de cas démesuré. Laurent insistait pourtant pour nous dire que, oui, il frôlait pratiquement la mort chaque fois qu’elle apprenait qu’il m’avait vue, et il y avait longtemps que nous avions cessé de le contredire.