Citations sur Lettre à D. (149)
il est impossible d'expliquer philosophiquement pourquoi on aime et veut être aimé par telle personne précise à l'exclusion de toute autre.
Je me suis demandé comment tu pouvais supporter l'échec d'un travail auquel j'avais tout subordonné depuis que tu me connaissais. Et voici que, pour m'en dégager, je me lançais tête baissée dans une nouvelle entreprise qui allait m'accaparer Dieu sait combien de temps. Mais tu ne montrais ni trouble ni impatience. "Ta vie, c'est d'écrire. alors écris." répétais-tu. Comme si ta vocation était de me conforter dans la mienne.
Le chapitre devait marquer le tournant majeur de ma vie. Il devait montrer comment mon amour pour toi, mieux : la découverte avec toi de l'amour, allait enfin m'amener à pouvoir exister ; et comment mon engagement avec toi allait devenir le ressort d'une conversion existentielle. [...]
L'ennui, c'est qu'il n'y a aucune trace de conversion existentielle dans ce chapitre ; aucune trace de ma, de notre découverte de l'amour, ni de notre histoire. Mon serment reste formel. Au contraire, je cherche vainement à le justifier au nom de principes universels, comme si j'en avais honte. J'ai même la lucidité de noter : "N'est-il pas évident que je parlais de Kay comme d'une faiblesse et sur un ton d'excuse, comme s'il fallait s'excuser de vivre ?"
Tu viens juste d’avoir quatre-vingt-deux ans. Tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide dévorant que ne comble que ton corps serré contre le mien. La nuit je vois parfois la silhouette d’un homme qui, sur une route vide et dans un paysage désert, marche derrière un corbillard. Je suis cet homme. C’est toi que le corbillard emporte. Je ne veux pas assister à ta crémation ; je ne veux pas recevoir un bocal avec tes cendres. J’entends la voix de Kathleen Ferrier qui chante « Die Welt ist leer, Ich will nicht leben mehr » et je me réveille. Je guette ton souffle, ma main t’effleure. Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble.
C'est cela: la passion amoureuse est une manière d'entrer en résonance avec l'autre, corps et âme, et avec lui ou elle seuls.
" Nous avions besoin de créer ensemble, l'un par l'autre, la place qui nous a été originellement déniée. Mais pour cela il fallait que notre amour soit aussi un pacte de vie. Je n'ai jamais formulé cela aussi clairement. Je le savais au fond de moi. Je sentais que tu le savais. Mais la route a été longue pour que ces évidences vécues se fraient un chemin dans ma façon de penser et d'agir."
Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien."
Tu étais et avais toujours été plus riche que moi. Tu t'es épanouie dans toutes tes dimensions. Tu étais de plain-pied dans ta vie; tandis que j'avais toujours été pressé de passer à la tâche suivante, comme si notre vie n'allait réellement commencer que plus tard.
Tu vis des moments d’une exceptionnelle intensité. Tu t’en souviendras toujours.
Je me souviens d'avoir écrit à E. qu'en fin de compte une seule chose m'était essentielle : être avec toi. Je ne peux m'imaginer continuant à écrire si tu n'es plus. Tu es l'essentiel sans lequel tout le reste, si important qu'il paraisse tant que tu es là, perd son sens et son importance.