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Critique de Solenne_Louis


6 juin 1965. La veille de son vingt-quatrième anniversaire, Thomas James Shaper annonce à sa famille qu'il quitte le Québec et la ferme familiale pour suivre des études artistiques à New York. Cette annonce, aussi inattendue que brutale, en particulier pour Robert Shaper, paysan cultivateur de fraises qui voyait en son fils Thomas son successeur, tombe comme un couperet. « Tâche de construire quelque chose à la hauteur de ce que tu as détruit », telle est la phrase qu'assène le père à son fils, et la dernière qu'il lui entendra prononcer. Elle scellera le sort de Thomas, constamment tiraillé entre le bien et le mal, portant le poids d'une lourde tragédie tout au long du récit…
Thomas James Shaper se met dès lors en quête d'une nouvelle vie : à New York, tout d'abord, où il met au point le stick-painting, « sa première imposture d'artiste » qui, un soir de colère, lui vaut de brûler toutes ses toiles pour en sauver deux et les re-créer in extremis. Et de tenter sa chance en les soumettant à l'avis… d'Andy Warhol. C'est à ce moment-là que le roman et le destin de Thomas basculent : Andy Warhol, qualifiant ce qu'il a sous les yeux de « diablement sidérant », présente illico Thomas James Shaper à son trader, surnommé Big Man.
Diablement sidérant, oui…
Car ce qui au début de cette rencontre entre Big Man et Thomas peut sembler être un coup de foudre de l'agent pour son artiste prend très rapidement une tout autre tournure : Big Man offre une colossale somme d'argent à Thomas en contrepartie de dix toiles à peindre en un temps record. le pacte est scellé.
Un pacte faustien, où notre jeune héros pourrait bien perdre (ou a même déjà perdu ?) son âme. Avec l'avance remise par Big Man pour ses « dix-équivalents croûtes », qui lui est tombée du ciel (de l'enfer ?) de manière aussi inattendue que l'annonce de son « grand débarquement » à ses parents un an auparavant, Thomas décide de partir en quête d'un « diable d'endroit », ce qui sera le Jukebox Motel : « je vais rouler jusqu'à l'autre bout du continent pour méditer sur tout ce cirque ; une sorte de retraite pour échapper à ce qui m'échappe, et tenter de saisir dans quelle folie le monde a basculé. » Au prix de bien des sacrifices.
La construction si judicieuse et si maîtrisée du roman en triptyque (trois parties équivalentes d'une centaine de pages, Fortune – Big bang – Balance), confère à "Jukebox Motel" une dimension mystique qui intrigue et captive du début à la fin, et nous maintient au fil des pages dans un état jouissif d'apesanteur, entre rêve et réalité. Les personnages fictifs ou réels qui gravitent autour de Thomas sont décrits avec une verve, une acuité et un humour qui rappellent ceux non seulement des romans de Paul Auster, mais aussi et surtout de ses films "Smoke" et "Brooklyn Boogie" : qu'il s'agisse de Joan Grant, la femme de Thomas, « l'indamante » (ah, le fameux code de l'indamour), de la mère de Thomas (mention particulière au chapitre 6, « Cerceaux de feu ») ; de Ted, l'ange gardien surnommé par son entourage la Bible de Tustin (!) et qui aidera Thomas à construire son « diable d'endroit », celui qu'il promit quelque temps plus tôt… à Johnny Cash lui-même, rencontré un soir dans un bar de Los Angeles, et qui, lui aussi, cherche un refuge où se retirer de tout « ce vaste cirque ». Pour fuir la folie et la superficialité d'un monde gangréné par le mercantilisme, avant d'y perdre son âme, voire la vie.
Du début à la fin, l'écriture est superbe, fluide, drôle, sombre et poétique à la fois (inénarrables « saute-motons ») : Tom Graffin, qui a été biographe familial et auteur-compositeur-interprète, met tous ses talents au service d'un premier roman foisonnant, qu'on ne se lasse pas de lire et de relire. Où le monde de l'art, personnifié par un Big Man haut en couleur, est passé au vitriol.
L'originalité et la force de "Jukebox Motel" résident aussi et surtout dans la mise en abyme d'un roman épistolaire dans le roman, où les lettres, poèmes et chansons échangés entre Joan et Thomas ponctuent certains chapitres et expriment subtilement la difficulté et surtout l'incapacité des deux personnages à vivre réellement leur histoire d'amour, lettres qui tentent de combler ce vide et manifestent leur volonté de s'extirper d'une réalité qui leur échappe.
En ce sens, comment le "Jukebox Motel", qualifié de « diable d'endroit », pourra-t-il être le salut de Thomas ? Et à quel prix ?
Pas question ici de révéler la fin de l'histoire de cette quête (diabolique ?) de Thomas James Shaper, dont on ne sait jamais si elle est réelle ou rêvée. Assurément, la très belle citation de Jean Cocteau, en exergue de "Jukebox Motel" (« Si le feu brûlait ma maison, qu'emporterai-je ? J'aimerais emporter le feu. ») et qui intrigue d'emblée le lecteur, prend tout son sens dans le dernier paragraphe du roman. La boucle est bouclée.
L'histoire et les personnages de "Jukebox Motel" vous hantent bien longtemps après avoir refermé le livre, portés par la plume virtuose de Tom Graffin. Un très grand premier roman publié par les éditions Lattès en mars dernier, qui fera date, et qu'on ne peut que recommander !
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